Jarosław Kuisz: Il y a plus de vingt ans, vous avez publié un essai célèbre sur le multiculturalisme où vous avez tâché de démontrer comment, dans les démocraties libérales, pouvaient coexister de diverses communautés issues de différentes cultures et présentant des visions distinctes du bien commun. Aujourd’hui, les idées du multiculturalisme semblent battre en retraite. Pourquoi ?
Charles Taylor: Mon essai se proposait de répondre à une question très générale : comment devons-nous approcher des cultures radicalement différentes de la nôtre ? Les gens croient comprendre les cultures étrangères, mais nous constatons sans cesse qu’il n’en est rien. Un bon exemple de cette incompréhension, c’est l’islamophobie insensée, généralisée dans les pays occidentaux. Peu nombreux sont ceux qui se rendent compte de ce que l’islam est extrêmement différencié s’agissant des formes de spiritualité et de la relation à autrui. Au Pakistan et au Sénégal, les formes de religiosité sont diamétralement différentes. Ce qui fait que, dès que j’entends à la télévision que l’islam, dans sa totalité, est ceci ou cela, je coupe tout simplement la télé.
De l’avis de Martha Nussbaum, l’interdiction de port de la burqa, mise en place en France, est un exemple de l’islamophobie. Nussbaum rejette les arguments avancés par les partisans de l’interdiction qui invoquent ne serait-ce que le principe de laïcité de l’État français, des raisons de sécurité et le droit des femmes à être libres de toute contrainte religieuse. Alain Finkielkraut, philosophe et l’un des plus fervents partisans du maintien de l’interdiction, ajoute aux arguments susmentionnés encore une exigence : les gens qui arrivent en France devraient s’adapter à sa culture et à ses principes. Quelle est la position, dans ce conflit, qui vous est plus proche ?
Il y a une chose où Finkielkraut a certainement raison. Si certains groupes n’acceptent pas les droits de l’homme, les règles de la démocratie ou les principes d’égalité, cela va sans aucun doute mener à des tensions sociales. Nous devons aboutir à un accord quant à certaines valeurs fondamentales. Mais, l’interdiction du port de la burqa enfreint les valeurs constituant les bases libérales de la démocratie, et ceci de deux manières. Premièrement, cette interdiction suppose que nous connaissions les véritables motivations des femmes qui portent la burqa. Or, dans un État libéral, l’employeur ne peut pas décider arbitrairement de la signification de tel geste ou autre. Deuxièmement, on ne peut pas prétendre que le port de la burqa enfreint les valeurs de la République française car les gens ont, à vrai dire, des opinions différentes lorsqu’on leur demande ce que ces valeurs sont. Finkielkraut dit beaucoup de bêtises, mais moi je ne veux pas pour autant le mettre en prison, encore que ses opinions soient, à mon avis, en contradiction avec les principes de l’État libéral qu’est la France. Au nom de la défense du libéralisme, les gens qui pensent comme ça demandent, à vrai dire, la limitation des libertés civiques. C’est triste.
Pourtant, bien des Français, dont des représentants des intellectuels français, soutiennent ces idées-là, seulement – à ce jour – peu nombreux ont été ceux qui ont eu le courage de l’avouer, ouvertement. Selon eux, il faut défendre la république et le principe de laïcité. Ils seraient fort nombreux puisque le dernier livre de Finkielkraut, « L’identité malheureuse », s’est vendu en France à merveille.
Au niveau psychologique, je comprends ces sentiments. Les sociétés occidentales doivent accueillir beaucoup d’immigrés, dont des musulmans, en raison de leur difficile situation démographique. Un changement social brutal fait naître des préoccupations. C’est bien normal. Au début, le problème d’assimilation des nouveaux arrivants peut paraître difficile, mais il ne l’est pas. La pire des choses que l’on pourrait faire, dans une telle situation, c’est de créer des différences artificielles qui ne trouvent pas de confirmation dans la réalité. Nous n’avons pas le droit d’inventer, tout simplement, des raisons pour agresser les immigrés.
Actuellement, le droit français – interdisant le port de la burqa – enfreint le principe d’égalité en distinguant certains citoyens et en leur imposant des restrictions qui ne concernent pas les autres.
Finkielkraut répondrait qu’il ne s’agit là ni d’inventer des raisons pour attaquer, ni de discriminer qui que ce soit, mais tout simplement d’appliquer les mêmes principes à tous les Français. Lorsqu’en 1905 a été mise en place la totale séparation de la religion et de l’État, les catholiques français ont dû s’adapter à la nouvelle loi. Pourquoi en serait-il autrement des musulmans ?
Certaines privations que l’on avait exigées des catholiques ont été inutiles. En outre, le fait d’avoir commis, dans le temps, des injustices à l’égard des catholiques ne doit pas signifier qu’il faille les reproduire à l’égard des musulmans. La question fondamentale est de savoir quels sont les objectifs que doit réaliser le principe de laïcité de l’État. Selon moi, on peut en énumérer deux, les plus importants. Le premier, c’est l’égalité – l’État ne peut pas soutenir une religion contre une autre. Le second objectif, c’est d’assurer aux gens la liberté d’agir selon leur conscience. Toute violation de ce principe exige de donner de sérieuses justifications. En cas contraire, elle est inadmissible.
Quelle est donc votre opinion au sujet de la polémique entre Martha Nussbaum et Alain Finkielkraut ? Nussbaum dit que les Européens et les nouveaux arrivants doivent s’adapter mutuellement et se traiter avec respect, tandis que le modèle de la totale laïcité de l’État ne le permet pas. Finkielkraut dit, par contre, que les nouveaux arrivants devraient s’adapter aux normes en vigueur dans un pays donné, ou bien se chercher une place ailleurs. Le philosophe français croit défendre ainsi la civilisation occidentale qu’il aimerait protéger contre la subordination à la culture de nouveaux immigrés.
La règle majeure de la démocratie veut que des citoyens égaux décident ensemble des principes de leur coexistence. Se reconnaître réciproquement comme membres à droits égaux d’une communauté donnée est la condition indispensable de fonctionnement de la démocratie. Actuellement, le droit français – interdisant le port de la burqa – dément cette règle parce qu’il distingue certains citoyens et leur impose des restrictions qui ne concernent pas les autres. Une démocratie libérale ne peut pas créer deux classes de citoyens. Se prononçant pour le maintien de l’interdiction, Finkielkraut fait outrage, à vrai dire, aux principes républicains qu’il prétend soi-disant défendre.
À son avis, la proposition de Nussbaum c’est par contre la manifestation d’un impérialisme américain latent. La philosophe américaine veut façonner tous les pays occidentaux à l’image et à la ressemblance des États-Unis avec leur approche spécifique des immigrés. Finkielkraut considère que ce modèle n’a pas fait ses preuves en France et qu’il va menacer la culture française.
Dans un certain sens, il a raison, parce que les États-Unis sont un pays fondé sur l’immigration. Les pays de l’Europe occidentale ont ouvert leurs frontières il y a relativement peu de temps et ne savent pas encore comment faire face à ce défi. Mais, la solution proposée par Finkielkraut, au lieu d’améliorer la situation, ne va que l’aggraver. Les tensions à caractère racial qui, en 2005, ont dégénéré en troubles dans les banlieues de Paris, ont été provoquées par la discrimination qui persiste en France. Les gens sont jugés non seulement selon leurs prénoms ou patronymes et religion, mais aussi selon leur domicile. Ceux qui habitent des quartiers les « moins bons » ont nettement moins de chances de trouver un emploi, même s’ils ont les compétences requises. Maintenir que les gens d’origine étrangère ou d’une autre religion sont une menace pour la culture française va sans nul doute approfondir encore cette discrimination – les gens commenceront à se poser la question : pourquoi je dois donner du travail à quelqu’un qui constitue une menace pour ma culture ? De telles attitudes enveniment la démocratie occidentale.
Le philosophe français affirme qu’on ne discrimine pas les habitants des banlieues. Bien au contraire, on s’érige en défenseurs des femmes qui sont discriminées dans des communautés religieuses.
On ne peut pas prendre au sérieux une telle affirmation, parce que les femmes sont punies pour le port des burqas et, derrière ce droit, il y a surtout la peur d’extranéité et non pas la volonté de lutter contre la discrimination des femmes. Une peur semblable des immigrés va aussi apparaître en Pologne. Votre pays a remporté un grand succès économique et sera de plus en plus attrayant pour les immigrés. Vous aurez aussi toujours plus besoin de leur travail. C’est un grand défi pour des leaders politiques et sociaux du niveau local. D’un côté, les préoccupations liées avec un changement social si important sont compréhensibles, de l’autre côté il faut veiller à ce qu’elles n’échappent pas au contrôle et ne provoquent pas une catastrophe sociale.
Les troubles dans la banlieue de Paris de 2005 ont été provoqués par le maintien de la discrimination. Non seulement les prénoms ou patronymes et la religion professée, mais aussi le lieu de domicile servent à évaluer les gens.
Quelles sont les solutions auxquelles la Pologne pourrait avoir recours ? Bien que le nombre d’immigés, notamment du Vietnam, croît rapidement dans les villes polonaises, nous n’avons toujours pas connaissance du genre de tensions sociales auxquelles nous avons affaire dans les banlieues françaises. Nous préférons ne voir ni le problème, ni les immigrés eux-mêmes.
Les craintes à caractère racial ne peuvent être surmontées que grâce aux connaissances sur l’autre culture et au contact avec ses représentants. En leur absence, ce sont les fantasmes au sujet de l’« autre » qui l’emportent et qui n’ont rien de commun avec les faits. Il faut donc mettre en place des solutions susceptibles d’empêcher la création de barrières entre les groupes sociaux. Il est aussi important que les immigrés soient insérés dans les circuits de la culture locale.
La pire des situations à laquelle nous avons affaire, c’est lorsque le contact avec les immigrés n’est pas direct, mais s’opère, par exemple, par l’intermédiaire des médias qui, plus d’une fois, en quête de sensations, dénaturent en effet l’image de la réalité, se concentrent uniquement sur des comportements négatifs d’immigrés et les problèmes liés avec leur intégration. Si quelqu’un me dit que tous les Polonais sont idiots ou xénophobes, il m’est facile de le contredire en évoquant mes expériences de rencontres avec des Polonais. Mais si l’on n’a pas de telles expériences, il sera d’autant plus facile de convaincre avec ce genre d’affirmations simplistes.
Pourtant, les leaders politiques européens — Angela Merkel, David Cameron et Nicolas Sarkozy, lorsqu’il était encore président de la France — disaient ouvertement que la politique du multiculturalisme a échoué et que les pays occidentaux devraient plutôt se concentrer sur la défense de leurs propres cultures.
Cela dépend ce qu’on entend par multiculturalisme. Pour moi, c’est avant tout une forme d’intégration des immigrés au sein de leur nouvelle société. Or, pendant très longtemps, les Allemands, par exemple, n’ont pas voulu reconnaître la présence des immigrants en prétendant que c’étaient uniquement des Gastarbeiter. Et on n’a pas à intégrer des travailleurs immigrés si, une fois qu’ils auront gagné de l’argent, ils retournent chez eux. Au Québec, dont je suis originaire, les enfants des immigrés ont été immédiatement intégrés dans le système éducatif où on leur apprenait le français et la culture locale. Il fallait éviter qu’ils se sentent outsiders et soient reconnus comme tels. C’est là une base absolue de toute politique d’immigration dont on a fait en Allemagne peu de cas. Aujourd’hui, on n’y manque pas d’enfants nés dans des familles turques qui ne savent bien parler ni l’allemand, ni le turc. Une telle situation, c’est une recette toute faite de l’exclusion sociale.
En France aussi, le défi le plus important, c’est justement la deuxième et la troisième génération des immigrés, soit des personnes nées déjà en France, mais toujours à l’épreuve de certaines formes de discrimination. Ces gens-là n’ont pas de pays où ils pourraient revenir, et en France ils ne se sentent pas non plus chez eux.
Et c’est pourquoi, au lieu de les stigmatiser, il faut redoubler d’efforts en vue de susciter en eux un sentiment d’appartenance. Faute de quoi leur frustration ne va que croître.