Łukasz Pawłowski : Vous êtes un partisan fervent de la réforme des démocraties occidentales par l’accroissement de l’engagement politique des citoyens. En même temps, vous portez un regard sceptique sur le rôle des nouveaux médias dans ce processus. Pourquoi ?
Claus Leggewie : À mon avis, la démocratie participative est fondée principalement sur les consultations, les délibérations et sur une profonde compréhension des questions qui comptent pour la société. Les médias sociaux ne sont, à cet égard, qu’un outil et non une solution, même si de nombreux activistes et analystes sociaux surestiment les profits que peut apporter à la démocratie ce que l’on appelle la révolution numérique. Il faut utiliser tous les moyens permettant de rendre la démocratie participative moins populiste et plus délibérative et réflexive. Mais, ce faisant, n’effaçons pas la frontière entre les objectifs eux-mêmes et les moyens de leur réalisation.
Est-ce que vous pensez que le système politique actuel sera renouvelé par les révolutions sur Twitter ou Facebook ?
Non, une telle approche serait trop naïve. Même si ces dernières années, la popularité et l’accessibilité d’Internet ont très rapidement progressé, dans la majorité des pays les nouveaux médias ne sont toujours pas la source principale d’information. Les commentateurs qui définissaient les manifestations du Printemps arabe – surtout les protestations en Égypte – en tant que révolution menée grâce à Facebook, ignoraient totalement le fait que la majorité des protestataires non seulement n’utilisaient pas Facebook, mais n’avaient même pas d’accès à Internet. Les nouveaux médias n’ont pas joué de rôle clé dans ces protestations, et cela concerne toutes les révolutions – aussi bien passées que futures. Si la révolte de « Solidarność » devait renaître aujourd’hui, le plus important pour son succès serait de réunir les gens dans l’espace réel et non virtuel, dans le but de se battre pour conquérir le pouvoir réel. Dans les années 1980, les nouveaux médias modernes auraient été utiles pour l’organisation des protestations, mais n’auraient pas pu remplacer la détermination des gens à sortir dans la rue.
Mais si, à l’époque, les Polonais avaient été en mesure de documenter les abus du pouvoir et d’en informer avec la facilité qui est la nôtre aujourd’hui, le mouvement de Solidarność aurait pu avoir lieu plus tôt et se répandre plus rapidement, peut-être même à l’étranger.
Pas forcément. Avant tout, les photos faites avec des smartphones et installées sur Youtube ou Facebook lors des révoltes en Egypte, ont gagné les esprits des Égyptiens seulement au moment où elles ont été reproduites par les médias traditionnels – les journaux et les chaînes de télévision, telles que Al-Jazeera et Al-Arabiya. Il ne faut pas non plus oublier que les photos peuvent toujours être manipulées, et ceci indépendamment des parties engagées.
À part cela, les médias sociaux dévoilent l’identité des protestataires en les exposant ainsi au danger, puisque les autorités peuvent facilement identifier les leaders, en ensuite les arrêter. Ce type de communication semi-publique rend ses auteurs vulnérables aux attaques de la part des autorités.
Enfin, troisièmement, nous ne pouvons pas ignorer le fait que les médias sociaux sont desservis par les entreprises commerciales privées. Nous avons donc à faire à un paradoxe – voici des gens qui protestent contre les abus des pouvoirs de leurs États parfois autocratiques mais très souvent aussi démocratiques, en confiant leur destin à des firmes gigantesques ayant pour but le profit, localisées à l’autre bout du monde et exploitant les données privées des gens dans un but commercial. Les médias sociaux sont un couteau à double tranchant. D’une part, ils peuvent être un outil d’émancipation, mais de l’autre – ils menacent notre vie privée et sont un instrument potentiel de contrôle social. Nous avons été naïfs quand nous avons laissé ces puissants instruments entre les mains d’oligopoles privés.
Même si, ces dernières années, la popularité et l’accessibilité d’Internet ont progressé très rapidement, dans la majorité des pays les nouveaux médias ne sont toujours pas la principale source d’informations
Pourquoi donc, dans les années 80 et 90 du XXe siècle, de nombreux chercheurs ont-il pensé que nous serions en mesure de reconstruire une agora ancienne dans le monde virtuel ? Par exemple, Benjamin Barber dans son livre célèbre „Strong Democracy”, publié en 1984, prévoyait que les gens allaient échanger les idées et participer à la politique par le biais de la télévision câblée …
Je n’ai jamais prétendu que l’on peut reproduire une agora sous forme virtuelle, mais je pensais que les nouveaux médias allaient changer les règles du jeu politique. Et il en fut ainsi, et ceci grâce à la possibilité donnée aux gens de contourner les « gardiens » réglant jusqu’alors l’accès aux médias. Mais ce n’est que le revers de la médaille. Jaron Lanier, l’un des créateurs et fervents partisans d’Internet, il n’y a pas si longtemps, mettait en garde contre la pensée grégaire, dont nous rencontrons les manifestations sur la toile. Je sais qu’on a déjà dit beaucoup sur ce sujet, mais je rappellerai que chaque fois qu’on lit des commentaires d’internautes, même à propos d’une interview ou d’un article sérieux, on a l’impression de se noyer dans la boue.
Internet propose des solutions très simplistes à des problèmes extrêmement compliqués et est un milieu favorable à tout genre de populisme – aussi bien de droite que de gauche. Nous avons écarté les gardiens protégeant traditionnellement l’accès aux médias, afin que les gens puissent partager les informations et les opinions, mais nous avons oublié que les gens de bonne foi ne seront pas les seuls à utiliser cet instrument. En éliminant toutes les barrières d’accès à l’information, nous avons en même temps ouvert les portes aux opinions mal fondées, libérant les gens de la nécessité de réfléchir plus profondément sur la politique.
Pourquoi les solutions simples, populistes, éveillent-elles plus d’intérêt que celles qui sont plus complexes et exigeantes? Pourquoi n’a-t-on pas réussi à créer une communauté politique au niveau européen à l’aide des nouvelles technologies ?
Parce que dans tous les pays – peu importe qu’il s’agisse de l’Allemagne, de la France, de la Pologne ou de la Grande-Bretagne – il n’y a qu’une petite partie de la société qui s’intéresse à la politique et essaie vraiment de la comprendre. La sphère virtuelle ne peut pas être meilleure que la sphère réelle. De plus, Internet est avant tout pourvoyeur de loisirs et non instrument politique. Regardez la Chine – pays où le nombre d’usagers d’Internet est le plus élevé. La grande majorité d’eux ne l’utilise pas à des fins politiques ou civiques.
Pour résoudre les problèmes compliqués, Internet propose des solutions très simples et constitue un milieu favorable à tout genre de populisme – aussi bien de droite que de gauche
Votre évaluation des sociétés démocratiques et de l’intérêt que les gens portent à la politique est assez pessimiste. En même temps, vous constatez que la démocratie devrait amener davantage les citoyens à s’engager. Qui doit être ce citoyen engagé, si la politique est si peu intéressante pour les gens ?
La démocratie participative n’exige pas la participation de tous. La politique est par la nature des choses une occupation d’élites, donc même si 5 à 10% de la population s’intéressent vraiment à la vie politique, nous devrions créer les meilleures conditions afin de rendre possible la participation à ce groupe.
La démocratie doit donc être aussi bien ouverte qu’élitaire ?
Certes, mais en parlant de l’élite, je ne pense pas à un groupe fermé de gens socialement et économiquement privilégiés. Ce n’est ni une couche sociale ni une communauté stable – sa composition diffère en fonction du temps, du lieu et de la problématique. Ce groupe est créé par ceux qui se considèrent comme partie d’un conflit politique.
Si la participation et la délibération deviennent des éléments universels du processus politique, nous ne serons pas obligés d’attendre que tous les gens s’engagent ni même une majorité d’entre eux. Nous pourrons agir en amont et élaborer de meilleures solutions aux problèmes déjà existants.
Est-ce que nous pouvons bâtir une démocratie participative aussi au niveau européen ?
Oui, décidemment oui, et les nouvelles technologies de communication peuvent s’avérer très utiles dans cette démarche. Même aujourd’hui, on peut participer à une discussion transnationale, à l’aide, par exemple, d’ « Eurozine », c’est-à-dire un réseau de périodiques et de magazines traitant de la politique et des questions sociales. Grâce à ce réseau, j’ai la possibilité de lire en anglais les articles parus dans la presse polonaise par exemple, lesquels, autrement, n’arriveraient jamais sur mon bureau. Mais il faut se rappeler que la création d’une sphère publique européenne ne signifie pas que chaque Européen adulte y participera.
De nombreux théoriciens de la démocratie prétendent qu’elle ne peut fonctionner qu’au niveau national, et que les institutions transnationales – telle que l’Union européenne –ne peuvent, par définition, être pleinement démocratiques parce qu’elles sont trop grandes.
Je ne pense pas que la démocratie doive se limiter à un État national. À moins que l’idéal de la démocratie supranationale soit un parlement global. À ce moment-là, en effet, on ne pourra pas réaliser cet idéal tant que les États nationaux exercent une autorité souveraine sur leurs populations. Nous pouvons cependant d’ores et déjà nous engager dans des débats internationaux en tant qu’organisations non gouvernementales, comme experts ou tout simplement comme citoyens du monde intéressés. C’est aussi une forme de participation. L’enjeu est de transférer un tel débat à un niveau global – c’est peut être une tâche qui revient à votre génération.
Donc, la démocratie transnationale n’aura pas la forme d’un parlement global, mais va fonctionner plutôt sous forme de divers centres de débat public, disséminés dans le monde entier ?
Elle revêtira le plus probablement les deux formes. D’une part, il y aura des institutions supranationales, telle que l’Union européenne – que j’apprécie par ailleurs beaucoup. En même temps, notre système politique subira une décentralisation fort avancée.