Nous assistons au processus d’éclatement de ce qu’être à gauche veut dire. Aux États-Unis, beaucoup de ceux quiont vraiment à cœur l’écologie, les droits de l’homme ou la redistribution, ne se perçoivent pas eux-mêmes comme des gens de gauche, ils préfèrent une autre dénomination. Cela résulte partiellement du fait que les médias définissent souvent la « gauche » comme le courant principal du Parti démocrate, lequel est perçu par les radicaux de tous bords comme le courant principal de l’establishment.
Certes, tant que la majeure partie des gens qui se disent de gauche vont avoir de l’instruction et vivre dans une certaine aisance alors que le mouvement ouvrier et ses alliés déclineront, la redistribution ne va pas être le principal objet de préoccupation pour la gauche. Qui plus est, la politique de croissance n’est pas compatible, dans une grande mesure, avec le besoin de s’opposer aux changements climatiques.
Mais, lorsque je me mets à réfléchir aux principaux idéaux prônés par la gauche, je suis d’avis, comme Jacques Julliard, que la « solidarité », affublée de maintes définitions (raciales, génériques, sexuelles, environnementales voire celles de classe !), c’est la métaphore de la gauche le plus vulgarisée aux États-Unis et probablement en Europe. Et si je réfléchissais sur le « progrès », je ne dirais pas que la gauche est plus opposée aux progrès que la droite, à moins de mettre un point d’égalité entre le « progrès » et la prolifération de grands établissements industriels fondés sur les combustibles d’origine fossile. Nous pouvons reconnaître que la gauche craint la science, mais cela ne peut concerner qu’une poignée d’anarchistes ou de gens du même acabit que les « verts » qui plantent des clous dans les arbres, même temporairement, en protestant contre leur abattage. À l’inverse, il y a toujours en activité, du moins aux États-Unis ou au Canada, un groupe important de gens de gauche qui mettent en œuvre les connaissances qu’ils possèdent dans des domaines comme l’ingénierie environnementale, le développement des sources alternatives d’énergie ou l’analyse des données.
Par ailleurs, j’entends dire souvent en Europe que nous devons choisir entre une gauche plus « progressiste », moralement libérale et culturellement développée et celle de l’ancienne classe ouvrière qui se prononce, par exemple, pour la peine de mort et contre le mariage homosexuel. Ou bien que nous devrions agir de conserve avec la gauche qui est plus soucieuse des questions culturelles et morales, et non pas avec celle qui se soucie de redistribution et d’économie. Moi, je m’y oppose fermement. Le choix de l’une ou de l’autre de ces options serait une erreur historique, et probablement impardonnable, de la gauche ! Lorsque la gauche pouvait se déclarer officiellement comme la seule force politique désirant développer la liberté et la démocratie, cette déclaration englobait tout aussi bien le modernisme/pluralisme culturel qu’un égalitarisme économique. Et les jeunes travailleurs, comme cela se passe du moins en Amérique du Nord et dans la majeure partie des pays européens, sont plus ouverts aux questions de la culture qu’à celles relatives à la redistribution.
C’est l’un des héritages d’une hégémonie néolibérale, ou libérale, durant depuis plus de trois décennies. Les militants du mouvement d’occupation (ou « insurrectionnel », parce qu’il ne s’est jamais transformé en un mouvement social), actuellement agonisant, niaient fermement l’existence d’une quelconque contradiction entre les deux approches. Mais ils s’appuyaient plutôt sur des espoirs utopiques et la rhétorique que sur une stratégie politique. Le problème, c’est que les institutions historiques de la gauche, favorables à la redistribution (syndicats, partis de gauche, associations de divers types de travailleurs, informelles et souvent locales) sont presque partout plus faibles et souvent sur la défensive. Faute de les refonder et de les réinventer, les intellectuels qui veulent faire de l’égalité économique leur priorité vont parler principalement qu’à eux-mêmes.
Je ne crois cependant pas que nous soyons confrontés à un choix entre une société perçue comme un ensemble de classes à intérêts définis (enseignants, ouvriers et groupements de même type) et une société d’individus ayant différents besoins culturels, sociaux et confessionnels. Pour moi, à la base d’une bonne société il y a toujours le principe suivant : « le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ». Néanmoins, le type de conscience de classe, supposé être défendu par les marxistes ne reflète manifestement plus la réalité ni n’entraîne plus dans son mouvement de vastes groupes de travailleurs, d’intellectuels de gauche et de militants (dont certains sont, bien sûr, ouvriers). Mais aujourd’hui, comme Marx l’a prévu autrefois, nous vivons tous dans un cadre relevant presque totalement d’une économie politique capitaliste, et je pense qu’il faudrait être un analyste bien ingénu pour constater que les classes n’existent pas ou, du moins des fractions de classes qui défendent leurs intérêts aussi bien au niveau national qu’international. Sans avoir ses racines dans les mouvements sociaux, la gauche – ancienne ou nouvelle, soit celle à naître – ne sera rien d’autre qu’« une gauche caviar ».
* Texte original en anglais. Trad. EUROTRAD Wojciech Gilewski.