Jarosław Kuisz : Est-ce que les maires vont gouverner le monde ?
Olivier Mongin : Non.
Comment cela ? Vous n’êtes pas enthousiaste à l’idée que les gouvernements conflictogènes des États devraient maintenant être remplacés par le gouvernement, bien plus pacifique, des villes ?
C’est un malentendu complet. Les villes rivalisent entre elles, en effet, et chaque maire donne sa propre forme, spécifique, à la politique municipale. Les programmes de politique urbaine où – superficiellement – peuvent apparaître certaines similitudes, c’est une chose, mais la pratique en est une autre.
La mise en œuvre des mots d’ordre, les plus nobles soient-ils, doit donc tenir compte des dures réalités de la compétitivité entre les villes ou de la différenciation socio-économique internes aux régions. Lorsque j’entends, que dans différentes parties du globe, est mis en oeuvre le même modèle d’urbanisation, pour moi, cela signifie la mort de la ville en tant qu’idée !
Une décontextualisation complète de l’espace urbain signifie situer celui-ci hors géographie, histoire, le priver de son identité. Investir dans la construction d’un réseau de villes global, finit par la perte de contact avec le territoire et son propre environnement. En définitive, les résultats négatifs de la construction d’un tel « paradis urbain sur terre » supranational, ce seront aussi des inégalités géographiques croissantes, des disproportions économiques.
Vous pensez à des villes concrètes ?
Il sufit de mentionner Doha, Abu Dhabi, Doubaï et Singapour…
…reconnues aujourd’hui pour leur force d’inspiration en matière des solutions dans le domaine de l’infrastructure urbaine. Et il n’y a pas que cela. Par exemple, le système de sécurité sociale à Singapour, déjà mentionnée, a incité dernièrement des journalistes de „The Economist” à poser la question de savoir si par hasard les pays de l’Europe occidentale ne devraient pas entreprendre des réformes semblables…
Mais ce sont des villes privées d’un quelconque contexte ! Leur seul trait distinctif est l’intégration avec le système économique global. Des villes du succès, en apparence, mais est-ce que nous autres, Européens, devrions nous engager justement à réaliser un tel modèle urbain ? Ces exemples, ainsi que d’autres, confirment que la toile de fond de l’urbanisation est la fragmentation de l’espace urbain. Ce n’est pas que je veuille déprécier les politiques municipales lorsque celles-ci essaient de réagir à des conflits sociaux. Il faut avoir une approche critique à l’égard de ces politiques. Je ne suis pas persuadé que le développement des villes à l’échelle globale aille dans le sens de la démocratisation. Le hiatus entre espace urbain et l’idée de la polis grecque devient toujours plus manifeste. On le voit ne soit-ce qu’au Brésil, pays où la corruption prend un caractère très compliqué, pays qui est en train de perdre le processus d’urbanisation. Celui-ci revêt un caractère trop fragmentaire et inégalitaire. Ou bien la ville – déjà mentionnée – de Singapour – ville promouvant l’écologie, mais qui, en même temps, surveille ses habitants. La pression sur la sécurité et la mise en place de technolgies modernes de smart city, c’est une chose, et l’hospitalité et la démocratisastion des rapports interhumains, c’est quelque chose de tout à fait différent.
Je souligne – que nous soyons Polonais ou Français – nous devons être prudents dans le domaine des rapports que nous favorisons et ne pas croire que le développemement des villes signifie démocratisation des sociétés. Remarquons que ces villes ne sont pas seulement les lieux d’une forte immigration – des foules de gens les fuient. Ces déplacements changent le paysage culturel des anciennes métropoles et contribuent à l’intensification des tensions sociales de différents types.
Des inégalités géographiques croissantes et des disproportions économiques seront le résultat négatif de la construction d’un « paradis sur terre urbain » supranational.
Malgré cela, et pas seulement en Pologne, ceux qui sont désillusionnés par la politique au niveau central, se tournent, toujours plus volontiers, vers la recherche de nouvelles solutions au niveau local.
Il faut faire une nette distinction entre les problèmes d’urbanisation et ceux des politiques urbaines et de la démocratie. Certes, on peut énumérer des exemples de succès des villes à grand potentiel démographique et économique dont les autorités réagissent parfaitement aux défis qui se présentent et, en coopération avec les habitants, créent des politiques alternatives par rapport à celles de l’État – je pense ici, par exemple, à Seattle et Vancouver. Or, ce sont là des exceptions qui ne font que confirmer la règle. Dans la majorité des villes françaises, nous avons, à vrai dire, très peu de démocratie. Les consultations sociales sont organisées rarement. Bien plus souvent, on y a affaire à des situations où les quartiers s’enferment et les liens sociaux disparaissent – phénomènes qui ne s’opposent pas aux idées de la démocratie. Les habitants s’organisent en créant ce qu’on appelle un mouvement d’incorporation qui les coupe définitivement du reste de la ville. Autrement dit, une nouvelle ville naît dans la ville.
Quelle est votre appréciation des mouvements urbains en France ?
Très critique. En France, il y a, à vrai dire, très peu de mouvements urbains actifs. Ma patrie, c’est toujours un pays traditionnellement à État fort et il est très difficile à cet État de se défaire d’une partie du pouvoir en faveur des villes. Il s’y ajoute un facteur que j’ai déjà mentionné – la régionalisation. En France, il y a 36 mille communes ! La majeure partie de mes concitoyens sont très fortement liés à leur territoire, à leur propriété, à leur voisinage – ce qui ne veut pas dire que ces gens veulent vivre en agglomérations.
Pourquoi ?
De peur de partager la responsabilité. C’est justement cette idée qui a été à la base de la théorie de l’urbanisation. Sur cette base, Ildefonso Cerdà, qui est considéré comme le père de l’urbanisme européen, a fait asseoir son traité de 1867 – « Théorie générale de l’urbanisation » („Teoría General de la Urbanización”). Pour cet ingénieur de Barcelone, le plus important c’était de partager les risques et les services, la volonté de vivre ensemble et de construire en commun quelque chose de durable – c’est ce qui constitue la base des idées qui, cent ans plus tard, sont devenues le fondement de l’État providence.
Je n’ai pas la conviction que le développement des villes à l’échelle mondiale tende vers la démocratisation
Jugeriez-vous avec la même réserve l’activité des mouvements contestataires, naissant habituellement dans les capitales et visant à un changement de régime, et les mouvements urbains ? Euromaïdan à Kiev, le Printemps arabe au Caire ou à Tunis ont mis en évidence le potentiel politique couvant sous cette forme de solidarité des habitants des grandes agglomérations.
Dans l’existence même de ce genre de mouvements est inscrite leur fragilité. Brésiliens, Turcs, Egyptiens, en organisant des manifestations anti-régime, ont dévoilé la durabilité d’un certain délire politique – volonté de réanimation du projet de l’agora grecque. L’occupation de la place par les manifestants ne signifie pas pour autant démocratisation de la société. D’ailleurs, ces places sont aujourd’hui contrôlées par l’armée et la police. Naturellement, ces symboles laissent leur empreinte sur l’imagination sociale. Je propose d’y voir des lieux du souvenir, où commence seulement la cristallisation des idéaux démocratiques, et non pas des espaces où triomphe la démocratie. Le jour où le Mur de Berlin est tombé n’a quand même pas démocratisé tout le globe !
C’est vrai. Mais la multiculturalité des métropoles influe aujourd’hui directement sur la politique au niveau des États nationaux – ce qui, bien entendu, fait naître des questions sur l’avenir de la démocratie libérale dans la situation où, dans les pays de l’Union européenne, des millions d’immigrés vivent en marge des institutions de la vie politique. Et là, nous revenons à la question sur les chances que peut donner aux arrivants la tentative d’une intégration progressive dans la communauté urbaine et non pas, tout de suite, dans l’État. Ne serait-ce pas vraiment mieux que les immigrés se sentent plus Parisiens que Français ?
Bien sûr, on s’assimile le plus rapidement dans les villes. La société française change d’une décennie à l’autre en devenant toujours plus multiculturelle. Cependant, si l’on veut qu’il soit reconnu par la société française comme un Français, il est indispensable que l’immigré s’adapte tout d’abord à un territoire donné. Chaque pays a pourtant sa propre spécificité. Aux États-Unis, ces processus revêtent un tout autre caractère – ce qui compte là-bas, c’est avant tout l’intégration dans la communauté étatique. En France, l’identification avec le milieu local est plus importante – c’est bien dans cet espace que les migrants façonnent leur identité. Leurs styles de vie, mobilité et volonté d’assimilation jouent, sans doute, un rôle essentiel, mais c’est le territoire concret qui constitue le facteur déterminant offrant un cadre à l’ensemble du processus d’intégration.
Vous suggérez donc de rechercher les sources du succès – ou au contraire, comme ils sont nombreux à vouloir l’interpréter – de l’échec de la politique française des migrations au niveau local ? Et la responsabilité des autorités centrales, et leur capacité à réagir à de nouvelles vagues de migrants ?
Dans un pays à État fort, l’intégration dans la nation et l’intégration dans un territoire spécifique sont des processus presque identiques. Il est difficile de les analyser séparément. Il ne faut pas oublier non plus que les migrants arrivant en France possèdent leurs propres stratégies d’établissement et d’intégration dont l’installation au sein des communautés ayant des liens avec le pays d’origine est souvent la composante. C’est ainsi que se consolident des enclaves turques ou guinéennes dans les villes françaises.
Ce processus est bien ancré dans le passé. Déjà Fernand Braudel, historien célèbre, distinguait en Europe deux systèmes d’organisation des villes : systèmes liés plus à la ville qu’avec l’État et systèmes liés davantage avec l’État et non pas la ville. L’exemple du premier système, c’est l’Italie. « Cet État des États » où les institutions étatiques perdent le combat pour le gouvernement des âmes des citoyens face aux institutions des collectivités territoriales. Et l’exemple de l’autre système, c’est la France.
Les explications de Braudel revêtent un caractère – vous le dites vous-même – historique. Sur leur base, il est difficile d’expliquer ces changements dynamiques intervenant dans l’espace urbain au XXIe siècle. À nos yeux, les villes deviennent toujours plus fortes financièrement parlant et leur habitants réalisent toujours plus courageusement leurs propres politiques urbaines. La France échappe-t-elle vraiment à ce phénomène ?
La France échappe partiellement à ce phénomène pour des raisons que je viens de mentionner. Mais avant de nous pencher sur l’évolution des politiques urbaines, nous devons souligner que ce processus subit une forte régionalisation et, pour cette raison, je m’abstiendrais de trop généraliser. Rien que le récit des villes européennes en tant que métropoles perd son sens – les centres urbains dans des ex-colonies se développent tout simplement plus rapidement. Le processus d’urbanisation lui-même a aussi un caractère localement diversifié. En Europe, ce processus est influencé par une série de phénomènes relativement nouveaux (flux migratoires internationaux) ainsi que par des facteurs plus traditionnels (à ne mentionner que la situation géographique, la distance de la mer). Aujourd’hui, la priorité c’est la connectivité avec le monde. Ports, aéroports, gares – c’est grâce à eux que nous pouvons parler d’une mondialisaton de la ville. En Chine, le développement des infrastructures de communication a signifié la restructuration de tout le territoire du pays. L’Europe n’a pas vraiment la possibilité de progresser aussi rapidement.
La prise d’une place par les manifestants ne signifie pas pour autant démocratisation de la société.
L’évocation des exemples asiatiques pourrait nous amener à la conclusion paradoxale que c’est le pouvoir central qui est le principal auteur de l’évolution qui a lieu dans les villes.
La reconfiguration du territoire du pays s’avère possible dans des contextes strictement définis – sociaux, géographiques, culturels. Et la ville européenne ne doit pas forcément être un modèle global de ce processus. Des institutions informelles, dont l’activité est indépendante de la politique du pouvoir central et des autorités des collectivités locales décident aussi, en effet, de la dynamique de l’urbanisation. Il en est ainsi ne serait-ce qu’au Caire. La population est plus nombreuse que celle de Paris – surtout si l’on tient compte des banlieues qui ne cessent de s’étendre. Comparer ces transformations avec la condition des métropoles européennes ne nous facilitera pas beaucoup la compréhension de la nature des politiques urbaines de nos jours.
Et voilà qu’une nouvelle fois la tentative de décrire le monde à l’aide d’un concept unique, compréhensible, se réduit en cendres…
Je me refuse à parler d’un modèle universel de la ville et de son développement. Il n’existe que des conditions et des possibilités – il faut savoir bien s’en servir.
Ce qui signifie que les défis auxquels font face les sociétés multiculturelles des pays occidentaux devraient être résolus partiellement par les États et partiellement par les villes.
N’oublions pas le rôle décisif des habitants eux-mêmes. Et ici, une fois de plus, je souligne les différences d’approche de l’idée de multuculturalisme entre l’Ancien et le Nouveau Monde. Nous sommes des gens de l’Ancien Monde. Nos villes ce sont les villes de l’Ancien Monde. Le Nouveau Monde nous apprend la nécessité d’accueillir les autres. Et, en Europe, cette éducation se fait à un rythme variable. En Grande-Bretagne, le turban d’un sikh ne suscite pas les mêmes controverses que la bourqa des musulmanes en France. Les sociétés se différencient par leur capacité à recevoir les immigrés. Et les communautés urbaines, où sont canalisés les flux des migrants venant de l’étranger tout comme – ce qu’il ne faut pas négliger en décrivant le projet inachevé de modernisation – des périphéries d’un pays donné devraient être dans ce domaine particulièrement sensibles.
Paradoxalement, ce sont justement des tentatives de mondialisation de la politique urbaine qui peuvent faire approfondir la déchirure entre la ville et ses habitants.
Croyez-vous à l’avenir du modèle d’une adaptation mutuelle des migrants et des autochtones ? Et qu’il y ait un modeste espoir que cette adaptation mutuelle a quand même une chance de se faire pacifiquement dans l’espace municipal ?
Je suis partisan du modèle français : égalitaire et républicain. Vous me demandez comment vivre à plusieurs et ne pas s’entre-tuer ? La campagne avait ses règles, renforcées par i’isolement et l’autosuffisance des communautés traditionnelles. La ville c’est autre chose. L’urbanisation est un processus incessant d’importation des expériences de la liberté. Je préfère parler de ce phénomène non pas comme d’une urbanisation, mais en tant qu’éveil de l’urbanité, c’est-à-dire partage des valeurs urbaines. Récemment encore, l’urbanité et l’urbanisation ont été des concepts quasi identiques. Aujourd’hui, habitant dans une « ville on-line », nous avons affaire à une disjoncton spécifique entre l’urbanisation et l’urbanité. Et, de nouveau – la gestion du risque, inscrite dans le caractère contemporain de l’urbanisation, doit signifier tentative de reconstitution des valeurs urbaines dans des contextes diversifiés.
Toutefois, il est difficile de ne pas voir que ce modèle républicain subit une pression énorme des villes. Et on le voit dans le domaine de l’histoire ! Il suffit de mentionner la tentative audacieuse de raconter les fondements se sa propre identité de la perspective de sa ville. L’intervention de Dominique Borne, historien français, a fait monter la température du débat. Finalement, tous les Français ne seront pas d’accord pour remplacer la formule mythique de « Nos ancêtres, les Gaulois »… par cette autre, à consonnance étrangère – « Nos ancêtres, Phocéens de Massalia ». Dans les conditions polonaises, cela reviendrait, en répondant à la question connue d’un poème pour enfants : « Qui es-tu? », à dire – au lieu de : « Petit Polonais » – « Petit habitant de Gdańsk », « Petit habitant de Poznań », « Petit habitant de Wrocław »…
De telles opinions sont importantes, car elles inspirent le débat qu’il faut mener dans des villes. De ma perspective, la vie de la ville ne se limite pas seulement et exclusivement à la politique urbaine. Elle doit correspondre à l’imaginaire, à l’élaboration de son propre récit du passé qui, d’une manière évidente, se traduit en actions politiques courantes. C’est justement ce que revendique Dominique Borne. Effectivement, de telles narrations gagnent en popularité dans d’autres villes que Marseille. Et rien d’étonant si les gens s’efforcent aujourd’hui de redevenir propriétaires de la ville en créant leurs propres récits urbains.
Simultanément, en revenant au début de notre conversation, cela se traduit rarement en activité des hommes politiques municipaux. Ces derniers profitent tout au plus des récits sur la ville qu’ils gèrent seulement lorsqu’ils en ont immédiatement besoin. C’est ainsi, justement, qu’on pense la ville en termes de carte postale ou dépliant pour touristes du monde entier. Mais cela n’a pas beaucoup en commun avec la ville en tant que telle et ses habitants concrets. Paradoxalement, ce sont justement les tentatives de mondialisation de la politique municipale qui peuvent provoquer dans l’avenir des conflits sociaux ou faire approfondir le clivage entre la ville et ses habitants.
* Coopération à la rédaction : dr Błażej Popławski