Jarosław Kuisz : La Cour européenne des droits de l’homme vient de décider que les dispositions légales françaises interdisant le port de la burqa dans l’espace public ne pouvaient pas être considérées comme une violation des droits de l’homme. En dépit de la plainte d’une jeune femme, la Ve République peut donc continuer àexiger que les musulmanes découvrent leurs visages. Que pensez-vous de cet arrêt ?
Olivier Roy : S’agissant de la sphère confessionnelle, la Cour de Strasbourg laisse aux États européens une grande latitude,. Elle considère que l’histoire des relations entre la religion et l’État est, dans chaque pays, différente et spécifique. Dans chacun d’entre eux, la forme actuelle de ces relations est déterminée par l’histoire. La France est un pays traditionnellement laïc. En Irlande et en Pologne il y a, au contraire, domination d’une Église et d’une culture catholiques sur la vie publique.
La mise en œuvre des droits de l’homme dépendrait donc du contexte ?
La liberté religieuse n’est pas un droit abstrait, vidé de tout contexte. Mais, une autre question s’y ajoute : la Cour européenne des droits de l’homme peut d’autant plus facilement soutenir la position de la France que le port de la burqa –à l’encontre de celui du voile, couvrant les cheveux – fait l’objet d’un désaccord entre les oulémas, les théoriciens musulmans de la loi. Qu’une femme porte la burqa ou non est donc le résultat d’une interprétation individuelle, d’un choix personnel. Ce qui fait que la Cour peut d’autant plus facilement dire que l’on peut limiter ce droit individuel pour incompatibilité avec la norme régulant la vie sociale d’une communauté, ici celle de la Ve République.
Et cela ne vous inquiète pas que la loi sur la burqa concerne, en France, àpeine quelques centaines de personnes et qu’elle sert d’outil populiste contre la minoritémusulmane et ne vise pas à résoudre le problème réel des visages dissimulés ?
Cette loi jouit d’un grand soutien de l’opinion publique et de l’Assemblée nationale. Ce qui est le plus important, ici, c’est sa dimension symbolique concernant la définition de la limite où commence l’intégrisme. L’interdiction de la burqa ne concerne pas la possibilité du port du voile. Ce que d’ailleurs a très bien compris la Cour de cassation, quand elle a légiféré, récemment, sur l’affaire dite Baby-Loup, c’est-à-dire le licenciement d’une salariée qui portait le voile dans une crèche. La Cour de cassation a refusé de faire de l’interdiction du voile sur le lieu de travail un principe général. Et elle a dit que c’était uniquement un problème de contrat de travail. On voit donc que nous avons affaire ici à la recherche d’un compromis entre les divers principes concernant le port du voile et de la burqa.
Dans son entretien avec „Kultura Liberalna” Martha Nussbaum affirme que les Européens devraient, àvrai dire, changer leur manière de penser s’agissant de l’islam. Elle propose un modèle d’accommodation mutuelle [mutual accomodation] des chrétiens et des musulmans. Elle dit que le modèle de la laïcitéprovoque bien plus de troubles sociaux que l’adoption de cette perspective d’« accommodation ». Les décisions de la Cour dont on parle excluent, en pratique, cette proposition.
Je pense que la conception de l’accommodation mutuelle ne fonctionne pas bien dans le cas de la burqa. Elle suppose qu’on a affaire à deux communautés : une société d’accueil et une autre, celle des immigrés, dont chacune revendique la reconnaissance de sa culture. Mais la situation est différente. La majeure partie des femmes qui portent la burqa se sont converties à l’islam et ne sont pas nées musulmanes. La conversion et l’apostasie ont toujours suscité des émotions extrêmes. Donc, il ne s’agit pas là d’une négociation entre l’islam et la laïcité, mais entre des individus et la société. Au contraire de la circoncision, de la nourriture halal ou casher, voire du voile où entrent en jeu certains principes acceptés par une communauté confessionnelle donnée, le port de la burqa ne concerne pas, à vrai dire, la vie collective. Par leur geste, les femmes dissimulant leur visage ne manifestent rien à la communauté, elles ne font qu’étaler leur choix personnel. Ce n’est donc aucunement un problème de multiculturalisme. La burqa n’a été importée par aucun groupe culturel. Personne ne porte la burqa en arrivant en France. C’est une reconstruction religieuse, faite par des femmes de la seconde génération, ou converties à l’islam, qui adoptent une conception extrêmement fondamentaliste de la religion. Qui plus est, c’est une certaine forme d’exhibitionnisme. Ces musulmanes ne cessent de parler de la burqa dans les médias en évoquant d’une manière érudite la discrimination dont elles sont victimes. En majeure partie, ce sont des femmes célibataires et fort bien instruites. Elles se prononcent pour une certaine forme de féminisme, sont très opposées à la pornographie, elles soulignent le droit à disposer de son corps, etc. Soulignons-le : statistiquement, ce ne sont pas des femmes soumises qui portent la burqa, bien au contraire.
Personne ne porte la burqa en arrivant en France. C’est une reconstruction religieuse, c’est le fait de femmes de la seconde génération, ou converties à l’islam. Qui plus est – c’est une forme d’exhibitionnisme.
Pourtant, àvouloir suivre l’argumentaire de Nussbaum, on pourrait dire que la sociétéqui accueillit des immigrés, si les idéaux d’hospitalitélui sont proches, ne devrait pas interdire la burqa –même si son port est le résultat d’un choix personnel.
Ce n’est qu’un discours moralisateur. Le problème n’est pas d’être accueillant à l’égard des immigrés ou pas, mais de savoir comment nous traitons un signe religieux dans l’espace public. Il s’agit là d’un principe fondamental de la loi sur la séparation des Églises et de l’État de 1905. Elle n’interdit pas les signes religieux dans l’espace public. Elle organise les modalités de leur usage. Ainsi, dans l’affaire de la burqa, il s’agit d’une reconstruction de l’espace public en fonction de nouvelles exigences religieuses, et non point d’un compromis quelconque entre groupes sociaux. Les plus importantes organisations musulmanes françaises ne demandent pas l’autorisation du port de la burqa, mais s’opposent à l’interdiction du port du voile.
Vous êtes, peut-être, trop conciliant ? Quand nous avons parléavec Alain Finkielkraut, il posait le problème en des termes bien plus fermes que vous. Il a dit que tous ceux qui arrivent en France doivent s’adapter àsa culture.
Mais c’est de la rigolade. Si Finkielkraut le dit, cela signifie qu’il raisonne en termes d’identité française. Or l’ennui, c’est qu’il n’y a aucune identité française ! Il n’existe aucune société française homogène qui, brusquement, vient d’être confrontée à des éléments hétérogènes. La société des bords de la Loire a toujours été hétérogène, des éléments laïcs s’y opposant à d’autres, catholiques en particulier, ou encore les communistes s’affrontant à tous les autres, etc. Le combat entre la laïcité et le catholicisme a duré tout le XXe siècle, jusqu’en 1984, lorsqu’on a aboli la loi Savary – loi controversée parce que visant l’autonomie des écoles privées.
En Suisse, la première génération des musulmans a voulu ériger des mosquées sur le modèle de celles de la Turquie. Mais on a interdit de construire des minarets. Si aujourd’hui ils construisent des temples intégrés dans le paysage, c’est le résultat de l’adaptation et non pas de la violence.
Votre conseil est donc de prendre un peu plus de distance quand on envisage la souffrance de musulmans qui ne se sentent pas comme « chez eux »au sein de la sociétéfrançaise ?
Il n’y a là aucune souffrance mais l’ajustement d’un certain système de normes religieuses à un espace public laïcisé. Avec l’Église catholique cela a duré 70 ans. Avec les musulmans, ce processus est plus rapide, mais fait naître d’énormes tensions. Notamment, lorsque le moment vient où cela devient un processus que j’appelle formatage. Prenons l’exemple des mosquées. Les premières générations voulaient construire des mosquées qui ressemblent à des mosquées turques ou marocaines. Ce qui s’est heurtéà une violente réaction de la part des Européens. En Suisse, cela s’est terminé par l’interdiction des minarets. Mais l’interdiction des minarets n’est pas l’interdiction des mosquées. C’est l’interdiction d’un signe culturel attachéà la mosquée, mais qui n’est pas exigé par la religion. Aujourd’hui, des musulmans de la seconde génération construisent des mosquées parfaitement intégrées dans le paysage, qui ne sont pas des mosquées orientales. Ce n’est pas une question de violence. C’est une question d’adaptation.
Mais, dans l’avenir, àquoi va servir un tel modèle d’adaptation ? Est-ce qu’il ne va pas provoquer, en conséquence, la souffrance de gens qui aimeraient se conforter dans leur identitéreligieuse ?
Pas du tout. Nous sommes témoins d’une crise du rapport entre société, État et nation. Nous observons les conséquences de l’affaiblissement de la subjectivité des États nationaux, fruit de l’intégration européenne, tout comme d’une immigration, numériquement plus importante, et enfin – de la crise économique. Et dans toutes les affaires socialement essentielles, il ne doit pas forcément s’agir de cette identité malheureuse quoiqu’il soit à la mode d’en parler. L’identité n’est rien d’autre qu’un mot magique servant à conjurer la réalité, à dissimuler les véritables problèmes. Il vaudrait mieux parler tout simplement de la souffrance qui est le fruit de la xénophobie. Le racisme est bien réel, et il n’a rien à voir avec l’islamophobie.
Il n’y a pas de multiculturalisme, ça n’a jamais existé. Le débat à ce sujet fausse complètement celui sur la religion.
Êtes-vous d’accord avec David Cameron et Angela Merkel pour dire que le multiculturalisme a échoué ?
Il n’existe aucun multiculturalisme, et il n’a jamais existé. Qui plus est, le débat à son sujet fausse complètement celui qui porte sur la religion. Remarquez, la deuxième, la troisième génération des immigrés ne demandent pas du tout à parler, manger, s’habiller arabe. Ils demandent des droits religieux. Ils ne s’inscrivent pas donc dans le cadre de la discussion sur le multiculturalisme, mais sur la liberté religieuse qui, en Europe, a toujours été contrôlée. Et dans une certaine tradition européenne de formatage de l’élément religieux par le politique.