Mesdames,
Messieurs,
un programme de bourses pourra-t-il sauver une Union européenne qui craque de toutes parts ? C’est justement dans l’expérience de la génération des jeunes Européens qu’Ulrich Beck, le célèbre sociologue allemand, recherchait la société européenne dans son livre publié peu après l’explosion de la crise économique. Puisque toute une « génération Erasmus y» est née, faisant de ce voyage éducatif cosmopolite une composante de son identité, cette idée devrait peut-être être étendue à d’autres groupes sociaux. Aux chômeurs, aux retraités, pratiquement à tout le monde …
La proposition peut surprendre. Beck s’irritait cependant à juste titre que cette expérience réaliste de la Génération Erasmus ne trouvait pas du tout de reflet dans les débats sur la crise de la zone euro et de l’Union européenne elle-même. « La consolidation de l’Europe est perçue comme un processus vertical » – reprochait-il aux hommes politiques et intellectuels, avançant ensuite la proposition d’une « Année européenne du volontariat », c’est-à-dire d’un équivalent d’Erasmus pour les employés, chômeurs et retraités, qui construiraient l’Europe en partant d’en bas. Il y a beaucoup d’idéalisme naïf dans cette foi en l’influence réformatrice de la découverte directe des autres pays et du contact avec nos concitoyens européens, censés contribuer à l’élaboration d’une identité cosmopolite.
Ce qui est cependant intéressant, c’est que Beck n’a pas du tout pris en compte le contact indirect et l’espace virtuel. Il ne consacre pas un seul mot à l’importance que « l’eEurope » pourrait avoir pour la construction par le bas de l’UE. Comme si l’espace de l’Internet n’était plus pris en compte en tant que l’une des opportunités d’intégration – alors que des dizaines d’euro-sites tâchent de nous convaincre qu’il devrait en être autrement.
Les projets électroniques européens, supposés faciliter l’union des habitants du Vieux Continent en partant de la base, se sont-ils avérés être un nouveau mirage (ayant connu une courte vie, qui plus est) ? La question qui se pose est de savoir si l’Internet constitue réellement un vecteur d’intégration ? Ou alors, au contraire, ne reproduit-il pas les anciennes divisions du « monde réel » ?
Selon Carl Henrik Fredriksson, rédacteur en chef du réseau européen de magazines „Eurozine”, bien que la politique de nos jours dépasse les frontières des États nationaux, paradoxalement le point de vue national domine dans les médias. Dans ce contexte, toute idée d’une unification par le bas du continent doit forcément être une utopie – indépendamment du fait que, techniquement parlant, les nouveaux médias créent une opportunité unique de transfert de connaissances par-dessus les frontières nationales. Fredriksson constate donc : « Si le quatrième pouvoir doit demeurer un pilier du système démocratique, il devra faire d’urgence face à la mission compliquée consistant à s’ouvrir sur les perspectives étrangères et à les expliquer les unes aux autres. »
Cependant, avec les succès des partis eurosceptiques, nous entendons de plus en plus fréquemment dire que ni la démocratie, ni, encore moins, un État social ne peuvent être construits en dehors des frontières de l’État national.
Une telle vision est un coup mortel porté ne serait-ce qu’à l’avenir du Parlement européen ou aux perspectives de construction d’une démocratie européenne grâce, par exemple, au vote électronique. Comment traiter en effet l’intégration de l’Europe grâce à la présence commune « sur le Net », si nous considérons en même temps que seulement un État national « réel » constitue une garantie de la liberté et procure un sentiment de sécurité ? Quel est, dans ce cas, le rôle que doit jouer la création d’un espace commun de mémoire européenne ?
« Les démocraties européennes ne se livrent plus de guerres et le processus démocratique commence à gagner sa légitimité selon le même principe, à travers une politique historique paneuropéenne. Les initiatives locales, qui percolent vers le haut, y sont aussi fortement impliquées que les commissions officielles validant le contenu des manuels scolaires et les autres organisations gouvernementales et non-gouvernementales » – écrivait Claus Leggewie dans l’une de ses publications. Pourrait-on imaginer la mise en œuvre de telles idées sans l’aide de l’Internet ou des nouveaux médias ?
Et peut-être que l’espace public européen n’est qu’un autre rêve, voué à l’échec, d’une partie des élites européennes qui embrassaient d’habitude facilement une attitude cosmopolite ? Les capacités techniques peuvent-elles contribuer significativement à surmonter les divisions du monde réel ? N’est-ce-pas, sur un plan plus large, une nouvelle version de la situation bien connue dans laquelle nous confondons le progrès technique avec le progrès moral ? Et finalement – tenant compte de tout cela – où irait le malheureux projet européen si … l’expérience de quelques mois de bourse pour les étudiants Erasmus suffisait à le sortir d’une crise profonde ?
Nous posons aujourd’hui toutes ces questions à nos Auteurs dont les diagnostics, malgré les différences nationales, sont similaires sur de nombreux points. Dans son texte publié au début du numéro, Zygmunt Bauman est très sceptique quant aux espoirs des analystes qui s’attendaient encore récemment à une révolution digitale dans les pays démocratiques. Les médias sociaux non seulement ne créent pas de nouveaux espaces publics, mais contribuent à la construction de groupes refermés sur eux-mêmes. La technologie, qui était censée rendre le débat mondial, mène à la nécrose de l’ancien art du débat et « ceux d’entre nous qui n’ont plus souvenir d’un monde sans Facebook ont de faibles chances de maîtriser l’art du dialogue », écrit Bauman.
Claus Leggewie – un grand partisan de la démocratie participative – n’est pas non plus un optimiste irréfléchi quant aux opportunités offertes par les nouveaux médias. Comme il le démontre dans l’interview réalisée par Łukasz Pawłowski, les technologies de communication ne sont et n’ont toujours été qu’un outil. En de bonnes mains, elles peuvent faire beaucoup de bien à la démocratie, mais elles serviront également à merveille à la propagation d’idéologies populistes et basées sur l’exclusion. L’Internet est une excellente invention permettant de donner des réponses simples à des questions difficiles. Des réponses par lesquelles de nombreuses personnes se laissent malheureusement tenter. Tout cela ne change rien au fait que le défi de la prochaine génération consistera à construire une démocratie nouvelle, transnationale, dit Leggewie, puis il explique quelle forme pourrait prendre ce nouveau système.
Le philosophe français Michel Serres, tout en percevant les risques mentionnés par les autres auteurs, souligne la valeur positive des nouveaux moyens de communication. Dans son entretien avec Jarosław Kuisz, il constate que « les technologies constituent aujourd’hui un garant incontournable de la paix » grâce auquel les relations humaines deviennent plus égalitaires, y compris au niveau international. « Je pense que cela sera de nature à renforcer la communauté européenne – dit Serres. Je l’observe en me regardant moi-même, car malgré mes 84 ans, je me sens chaque année de plus en plus Européen ».
Bonne lecture !
Jarosław Kuisz
Les questions soulevées dans le cadre du présent sujet de la semaine seront approfondies lors des « Entretiens de Varsovie », conférence intitulée « L’Europe et le numérique – une révolution ratée ? », qui se tiendra le 15 Novembre prochain au Château Royal de Varsovie et sera organisée par la Chambre de Commerce et d’Industrie Française en Pologne (CCIFP) [pour avoir plus d’informations: ccifp.pl/]. « Kultura Liberalna » animera l’un des débats dans le cadre des „Entretiens de Varsovie”. Parmi les personnes ayant déclaré leur présence, vous trouverez entre autres Jacques Attali et François Fillon.
Pied de page du numéro
Auteur du concept du Sujet de la Semaine: Jarosław Kuisz
Collaboration: Błażej Popławski, Łukasz Pawłowski, Karolina Wigura, Kacper Szulecki, Michał Matlak, Jakub Sypiański, Paul Gradvohl
Illustrations: Anna Krztoń