Wojciech Kacperski : Parlons des clivages sociaux dans l’espace urbain. Il y a peu encore, leur symbole, c’étaient les résidences fermées. Y a-t-il eu des changements dans ce domaine ?
Maria Lewicka : Habiter une résidence fermée (sécurisée) a cessé d’être un trait distinctif du statut social. Aujourd’hui, comme tout est clôturé, même les résidences les moins chères sont munies d’enclos et les gens qui y habitent ne doivent pas forcément être nantis. Ce qui a changé pourtant, c’est la façon dont on ferme ces résidences. On en construit maintenant où non seulement les cours intérieures sont munies d’enclos, mais aussi des rues entières sont isolées. D’autres possèdent un bâti classique avec façades sur rue – c’est là, probablement, la manière la plus démocratique de faire enclore une résidence.
Si les résidences fermées ne sont plus le symbole du statut social, alors ce sont peut-être les quartiers entiers qui sont sécurisés ? Au niveau des villes, voit-on une nette séparation entre les quartiers des démunis et des nantis ?
En comparaison, par exemple, avec les villes américaines, les villes polonaises ne subissent pas une ségrégation sociale aussi manifeste. Certes, il arrive qu’il y ait des enclaves de richesse, mais – surtout en zones périphériques – ce sont des maisons particulières construites par exemple à proximité de Varsovie. La misère polonaise, nous pouvons la rencontrer par contre plus souvent dans des immeubles collectifs plus anciens que beaucoup d’habitants n’ont essayé de quitter que s’ils avaient les moyens de le faire. Ceux qui sont restés sont donc les plus démunis. Malgré cela, nos villes continuent à offrir un brassage social important. Aux États-Unis, il arrive qu’il suffise de traverser deux rues pour atterrir dans un espace marqué par des classes ou des races complètement différentes.
Malgré les apparences, les galeries marchandes sont des espaces assez démocratiques – elles sont visitées par des personnes appartenant à de diverses classes sociales.
Si ce ne sont ni les résidences, ni les quartiers, peut-être les lieux où nous faisons nos courses sont-ils aujourd’hui un trait distinctif du statut social ? Dans les magasins d’alimentation discount, nous côtoyons d’autres groupes sociaux que dans de grandes galeries marchandes.
Malgré les apparences, les galeries marchandes sont des espaces assez démocratiques – des personnes de diverses classes sociales y affluent, mais – sans des études idoines – il est difficile de dire avec quelle fréquence elles y font des achats et ce qu’elles y achètent. Remarquez, dans ces lieux, mis à part des boutiques chères, on peut trouver des chaînes fast food bon marché ou des hypermarchés. Les galeries marchandes ne doivent pas non plus être perçues uniquement dans une perspective d’achats. Ce sont des endroits où certains groupes, par exemple des jeunes, viennent – tout simplement – non point pour acheter, mais pour se retrouver. À proximité de la Faculté de psychologie de Varsovie se trouve « Arkadia », une des plus importantes galeries marchandes en Pologne. Les étudiants y vont assidûment, mais je ne pense pas qu’ils y fassent des courses. Tandis que les discount alimentaires constituent à coup sûr le lieu où les personnes plus démunies font leurs achats.
J’ai l’impression que, dans les villes polonaises, le nombre des lieux qui permettent aux gens de jouir d’un espace commun croît lentement : des places sont rénovées, des restaurants s’y installent. Les habitants ont enfin où sortir le soir. Par ailleurs, je me demande si cette offre ne vise exclusivement qu’un certain groupe, restreint, de nantis ?
Il m’est difficile de répondre à cette question en absence de données concrètes. Il me semble cependant que des endroits comme, ne serait-ce que la plage municipale aux bords de la Vistule, sont assez inclusifs. Passer une soirée d’été au bord du fleuve n’exige pas une dépense importante. C’est peut-être la raison pour laquelle les jeunes y sont tellement nombreux.
Pubs, restos, cafés ou clubs ne sont pas pour autant tout aussi inclusifs…
Bien plus de facteurs que la seule épaisseur du portefeuille décident de la forme de loisirs pratiquée. Pendant longtemps, en Pologne était privilégiée la tradition de ne se rencontrer que dans des appartements privés. Il se peut que la majorité des gens des couches inférieures de la société aient conservé ce modèle indépendamment du fait qu’ils peuvent se permettre de changer cet état des choses ou non. La formule de loisirs se présente différemment en fonction de la tradition de la société donnée. Il suffit de regarder ne serait-ce que la ville de Prague, en République tchèque : même sous l’ancien régime, indépendamment des moyens dont on disposait alors, la vie sociale se déroulait dans des auberges. Il en allait de même pour Paris où les cafés étaient accessibles à tous. En Pologne, nous n’avions pas ce type d’institutions.
Il est fort loisible d’en conclure que les gens ne « sortent pas » parce qu’ils n’en ont pas les moyens. Or, moi, je crois – bien que cette thèse exige une vérification empirique – que certaines couches sociales mènent le même style de vie qu’avant et que « sortir » n’en fait pas tout simplement partie. Or, pour la classe moyenne, « sortir » est devenu une forme de loisir normale.
Est-ce que l’actuelle politique urbaine tend à estomper les clivages de ce type ?
Je ne vois point de démarches dans ce sens. La logique principale qui joue un rôle dans les villes, c’est la logique de l’argent. Les loyers au centre-ville sont tellement chers que des établissements qui ne rapportent pas d’importants profits, par exemple des boutiques d’antiquaires, disparaissent des rues. À leur place, il y a partout des filiales de banques et des opérateurs de téléphonie mobile qui ouvrent, des cafés-/- éventuellement, ou des boutiques de marque de luxe. Les centres-villes se ressemblent toujours plus. Or, ce sont là des processus que nous observons dans le monde entier et il m’est difficile de dire dans quelle mesure nous sommes à même de les empêcher. Petites entreprises ou ateliers sont refoulés par le grand capital.
On ne peut vraiment rien faire pour réduire la ségrégation sociale dans les villes ? Une manifestation flagrante de l’inégalité des chances parmi les jeunes Polonais, c’est l’absence de logement propre. L’une des tentatives visant à pallier cet état des choses a été le programme, largement débattu, « Un logement pour les jeunes ». Il s’est heurté pourtant à toute une vague de critiques : les créateurs du programme se sont vus accuser de soutenir les promoteurs au lieu des familles et d’avoir contribué à l’ « épandage des villes » – en définitive, les logements construits dans le cadre du programme l’ont été principalement dans la périphérie. De telles initiatives ne se contentent-elles pas d’approfondir des clivages sociaux existants ?
Le programme lui-même avait sans doute des objectifs vertueux, mais sa réalisation provoque effectivement le refoulement des jeunes, moins nantis, dans les banlieues et, par là-même, approfondit les clivages existants. Ceux qui ne peuvent pas se permettre d’acheter un appartement au centre contractent des crédits pour habiter la banlieue et, habituellement, ce sont des résidences de qualité médiocre, tandis que les immeubles, eux, sont par contre le plus souvent beaucoup trop hauts.
Un logement dans une résidence fermée a cessé d’être un trait distinctif du statut social.
La taille de l’immeuble a-t-elle une importance ?
Oui, décidément. L’un des facteurs majeurs qui ait une influence sur le lien émotionnel avec son lieu de domicile est justement la grandeur de l’immeuble. Il en est de même partout dans le monde quoique, bien sûr, l’évaluation de la taille de l’immeuble dépende de l’endroit. À Hong-Kong, les immeubles de dix étages sont considérés comme petits et permettant de construire de meilleurs liens sociaux que ceux de trente étages. En Pologne, cet immeuble de dix étages sera évidemment considéré comme grand. Il y a une chose qui ne change pas – moins grand est le bâti, potentiellement meilleures y sont les relations sociales. Les immeubles anonymes, les grandes tours, sont construits de sorte que les voisins ne se rencontrent pas.
Mais, il n’y a pas que la taille de l’immeuble qui a de l’importance pour les relations de voisinage. En Pologne, on n’affiche plus, par exemple, les noms des locataires dans les escaliers, ce qui est monnaie courante partout ailleurs. Aujourd’hui, nous renonçons même à indiquer les noms sur les portes. Ce triomphe de l’anonymat fait que nous ne connaissons pas nos propres voisins, et c’est justement le lien avec ces quelques personnes qui est responsable de l’attachement à notre environnement. Il résulte de mes recherches que les meilleurs relations de voisinage sont celles qui se tissent entre habitants des pavillons, puis viennent ceux des immeubles jusqu’à quatre étages, et, après seulement, ceux des immeubles plus grands.
Plus la formule d’immeuble est petite, meilleures sont les relations sociales qu’elle rend possibles.
C’est curieux parce que dans le débat urbaniste sur les « pavillons de famille », souvent, on critique justement la pénurie d’espaces publics dans de telles cités où les habitants pourraient se rencontrer.
Le bâti pavillonnaire revêt un caractère très diversifié. Des maisons-villas, construites avant la guerre, ou tout de suite après, encore dans le tissu urbain, créent de meilleures relations sociales et le lien émotionnel avec l’environnement y est le majeur. Il en va tout autrement des cités érigées actuellement à l’extérieur de la ville.
Il résulte cependant des recherches que j’ai réalisées en Pologne, au niveau national, que le pavillon, la maison de famille, demeure toujours la forme de logement « rêvée » de la majeure partie des Polonais, notamment des représentants de la classe moyenne, entre 30-40 ans, qui ont des enfants en bas âge. Ce rêve est conditionné par bien des facteurs : taille de la maison, sentiment de contrôle, type de relations avec les voisins autres que dans de grandes tours…
Est-ce que l’achat d’un pavillon, en dehors de la ville, s’avère bien être l’accomplissement de ce rêve ?
Les recherches au sujet de la suburbanisation de Katarzyna Kajdanek de Wrocław démontrent que ce pavillon rêvé devient un boulet attaché au pied au moment où les enfants deviennent grands – enfin, leurs amis se rencontrent en ville et, le soir, il faut encore revenir à la maison. Les parents, eux aussi, concentrent le plus souvent, toute leur activité professionnelle dans les limites administratives de la ville, ils perdent donc une grande partie de la journée dans des embouteillages. Sur les vieux jours, un pavillon de famille ne facilite pas non plus la vie, car il est distant de toutes institutions de santé. La popularité des pavillons de famille va se réduire progressivement, le plus probablement. Demain, les Polonais reviendront dans les villes, il est difficile de dire tout de même quand cela arrivera.