La politique sans importance
Bien qu’Internet et les ordinateurs de poche aient rendu puérilement facile l’accès à la « sphère publique » – comme à ces magasins ouverts 24 h/sur 24, dimanche et fêtes compris, donc à notre service à toutes heures – en même temps, ces instruments ont privé cette sphère d’un contenu considéré par principe comme important et digne d’attention. L’expérience nous indique que nous utilisons, le plus souvent et le plus facilement, cet accès à l’arène publique non pour participer à la gouvernance (sans parler d’endosser de la responsabilité de l’état de choses ambiant), mais pour exprimer la méfiance face au fait d’être gouverné ; non pour construire les programmes de réparation des maux de la vie commune, mais pour critiquer les pratiques de ceux qui sont appelés à le faire ou y aspirent.
La version électronique de l’agora se préoccupe de ventiler des émotions tout à fait privées et des animosités personnelles. Les échos qui s’en dégagent confirment le déclin de la foi en la politique comme telle, en l’importance des questions dont les hommes politiques ont la charge, et en leur capacité à faire changer quoi que ce soit qui préoccuperait vraiment les internautes. Mais ces échos témoignent aussi de la conviction de plus en plus forte que remplacer les hommes politiques, qui ont déjà révélé leur incapacité et leur manque d’influence, par d’autres qui n’auraient pas encore été mis à contribution, ne changera rien.
La version électronique de l’agora se préoccupe de ventiler des émotions tout à fait privées et des animosités personnelles.
Il faut avouer que la déception de jour en jour plus profonde à l’égard de la politique puise sa source dans l’analyse lucide de l’état réel des sociétés, état caractérisé par la confrontation continue entre des énergies libérées du contrôle politique d’un côté et de l’autre la politique elle-même, dépouillée d’une part importante de ses prérogatives antérieures. Mais remarquons que dans cette confrontation, l’instantanéité de la communication, rendue possible grâce à la technique numérique, sert plutôt les forces capables d’accomplir des actions efficaces que les hommes politiques en place et, dont la mission, en principe, serait de décider de l’objectif et l’orientation de ces actions. Devant nous, internautes, s’ouvre la possibilité paradoxale d’influer sur un domaine de la vie qu’Internet lui-même a privé en même temps d’importance.
Le happening, non la révolution
Cette transformation est bien reflétée par la nouvelle révolte sociale, qui est intervenue depuis 2011 dans différentes parties du monde, aux États-Unis, dans les pays de l’Afrique du Nord, en Espagne, en Russie et enfin en Ukraine. Comme l’a remarqué dernièrement Ivan Krastev, analyste perspicace de la politique courante et des pronostics sur son évolution, « au XXe siècle les révolutions portaient des étiquettes idéologiques. Elles furent ‘communistes’ comme celle de Lénine, ‘fascistes’, comme chez Mussolini, ou ‘musulmanes’ comme chez Khomeiny ». Les révolutions contemporaines, réalisées grâce aux réseaux comme Twitter ou Facebook, doivent leurs noms, au contraire, au fait « d’avoir éveillé l’imaginaire public, sans créer de nouvelles idéologies ou des leaders charismatiques. On en retiendra les enregistrements vidéo, et non les manifestes ; les happenings et non les discours ; les théories du complot et non les traités politiques. Elles incarnent une forme particulière de « participation sans représentation », dit Krastev.
Mais est-ce que cela signifie que toutes les protestations de masse baptisées jusqu’à maintenant par l’onction d’Internet aboutirent à un échec? Je ne le crois pas. Elles ont réalisé ce dont elles furent capables, c’est-à-dire la dramatisation des défis et des réponses politiques à ceux-ci, réponses que ne sont capables de fournir ni les partis qui gouvernent, ni les partis d’opposition, tout en faisant souvent appel à la démagogie. Ces derniers, à cause du divorce entre politique et puissance, ne savent pas proposer d’alternative possible à mettre en œuvre.
Les sites connus des rencontres sur le web pourraient constituer, au moins en théorie, le germe d’une nouvelle sphère publique, supranationale ou paneuropéenne, mais en pratique cela ne se fait pas.
Mais il est difficile de reprocher aux occupations de lieux publiques, pendant quelques jours ou quelques semaines, leur manque d’efficacité. Par leur nature, elles servent à susciter la solidarité « d’explosion » ou de « carnaval » – pour décharger la frustration accumulée, pour pouvoir, de retour chez soi, avaler ou supporter, pendant un certain temps au moins, alors qu’elle est tout autant exaspérante qu’auparavant, la routine des conflits d’intérêts quotidien, de la méfiance mutuelle et des combats imposés par la concurrence généralisée.
Le déclin de l’art du dialogue
Il n’est donc pas étonnant que de nombreux déçus cherchent une consolation sur la toile. Les sites connus des rencontres sur le web pourraient constituer, au moins en théorie, le germe d’une nouvelle sphère publique, supranationale ou paneuropéenne, mais en pratique cela ne se fait pas. Cependant ces sites rendent plus facile, en limitant les efforts et les aptitudes à mobiliser, ce que leurs usagers tenteraient de faire sans leur aide – mais alors au prix des démarches plus difficiles.
Pour cette raison, les médias appelés « sociaux » ne servent pas à élargir les horizons, mais à délimiter efficacement une « zone de confort », libre de conflits et de négociations difficiles concernant les règles de coexistence. Ils n’aident pas à percevoir la complexité du monde cohabité, mais à simplifier la zone choisie comme quartier. De cette façon, nous nous coupons de façon efficace du monde compliqué, nous fermons les yeux et nous nous bouchons les oreilles devant sa complexité. Ces médias ne popularisent pas l’art difficile bien qu’important du dialogue, mais facilitent l’effacement des adversaires de notre champ de vision alors que les prendre en compte rendrait indispensable la connaissance de cet art.
Les analyses de l’usage des portails sociaux indiquent la tendance des internautes à construire les répliques électroniques des quartiers clôturés : à s’enfermer dans des sortes de cabines de réverbération, où les seules voix audibles sont celles qui se font l’écho de notre propre voix, ou encore de palais des glaces, où les images perceptibles ne sont que les reflets de notre propre effigie.
Ces portails servent plus souvent à confirmer nos propres raisonnements qu’à s’ouvrir sur ceux des autres. Les internautes ont recours d’autant plus souvent à de tels services que, contrairement aux quartiers protégés par les clôtures, leurs répliques sur Internet se passent parfaitement de gardiens richement rémunérés et de caméras de surveillance à l’entrée. La victime collatérale de ces tendances est l’art du dialogue. Comme tout art, il se fane et se dessèche à force de ne pas être pratiqué. Et ceux parmi nous qui n’ont pas le souvenir d’un monde sans Facebook, ont peu de chances de le posséder un jour.