Special Reports / L’avenir en rose de la politique urbaine ?

L’avenir en rose de la politique urbaine ?

Kultura Liberalna · 26 March 2015

Mesdames, Messieurs !

Aujourd’hui, presque 55 pour cent de la population du monde, vit déjà dans les villes. D’ici 2050, cette proportion croîtra encore de 11 %.  Le moteur du changement, c’est avant tout une urbanisation dynamique des États en voie de développement, mais il n’épargne pas non plus l’Europe occidentale. À Londres vivent aujourd’hui deux millions de gens de plus qu’il y a 25 ans. La population de Paris a doublé au cours du dernier demi-siècle en dépassant considérablement les 10 millions d’habitants.

Les plus importantes des agglomérations occidentales avaient déjà atteint de telles tailles, mais actuellement la majeure partie de leurs nouveaux habitants ne provient plus des provinces du pays mais d’autres environnements culturels. Il arrive que la composition ethnique change complètement en quelques années et, en conséquence, le caractère de quartiers tout entiers. Leurs habitants, tant les anciens que les nouveaux, n’arrivent pas à se retrouver dans la nouvelle réalité. Les prix de l’immobilier augmentent, une partie des habitants s’en vont, d’autres s’enferment dans des résidences fermées, d’autres encore finissent par se révolter. Les troubles à en banlieue parisienne, en 2005, ou à Londres, 6 ans plus tard, montrent que les villes sont aujourd’hui non seulement de gigantesques centres financiers et économiques, mais aussi des poudrières prêtes à exploser à la moindre étincelle.

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Special Reports / L’avenir en rose de la politique urbaine ?

La ville, c’est la quintescence des collectivités humaines

Benjamin Barber s’entretient avec Łukasz Pawłowski · 26 March 2015
Un politologue américain nous dit pourquoi laisser le pouvoir aux maires est la voie du salut pour les démocraties occidentales et ce que devrait être cette ville de demain.

Dans vos derniers livres, vous assurez que le monde gouverné par le réseau global et les maires serait meilleur que celui gouverné par des États. Les villes ne sont-elles cependant pas tout aussi partagées et diversifiées intérieurement que les États?

Les États nationaux sont de nos jours toujours plus dysfonctonnels tant pour des raisons idéologiques qu’à cause des défis auxquels ils font face au quotidien. Ils ont été créés par des sociétés culturellement homogènes ayant résolu leurs problèmes à l’intérieur de leurs frontières. Actuellement, nous vivons dans un monde globalisé et interdépendant, plein d’enjeux globaux auxquels les États, voire leurs  coalitions, n’arrivent plus à faire face. Si nous voulons les surmonter, il nous faut d’autres institutions. Mes candidats institutionnels sont des villes et de nouvelles structures gouvernementales comme le Parlement mondial des maires.

Mais pourquoi les villes justement, si elles ont les mêmes problèmes que les États ? Elles aussi doivent  faire face aux inégalités économiques, à la misère, aux conflits ethniques et religieux.

Entre les villes et les États, il existe pourtant des différences fondamentales grâce auxquelles les villes sont bien mieux adaptées pour combattre ces problèmes. Un État national est par définition homogène du point de vue culturel – France, Allemagne, Italie, Japon. Par contre, les villes, elles, ont toujours été multiculturelles. Lorsque nous disons „Français”, c’est la nationalité qui compte pour nous, quand nous disons „Parisiens”, nous ne pensons ni à la nationalité, ni à l’ethnicité, mais à un citoyen multiculturel de la ville. Cette différence naturelle et cette ouverture des villes font qu’elles sont un meilleur candidat à faire face à des défis globaux.

Je suis Américain, mais si quelqu’un me demande d’où je suis, je réponds : de New York. C’est le lieu auquel je tiens vraiment.

Benjamin Barber

Dans vos livres précédents, vous avez critiqué l’état des démocraties occidentales, la passivité de leurs  citoyens et le manque d’intérêt pour le débat public. Maintement, vous parlez des mêmes gens – car la plupart des citoyens occidentaux habitent  bien dans des villes – mais votre ton n’est plus le même, il est plein d’espoir. Comment est-ce possible ?

La citoyenneté nationale est, pour la majeure partie des gens, une abstraction. Lorsque nous parlons de la ville, nous parlons bien du voisinage le plus proche. Nous parlons des lieux où vivent les gens, où ils s’engagent. La confiance sociale en des hommes politiques locaux, presque dans chaque pays du monde, oscille au niveau de 60-70 pour cent. Tandis que celle dont bénéficient les hommes politiques actifs au niveau national se situe à moins de 40 pour cent, dans certains pays même moins de 30 pour cent ! Ces résultats sont sans équivoque. Ils démontrent qu’un engagement direct dans les affaires locales est considéré par les citoyens comme étant bien plus sérieux que l’activité politique au niveau national.

Prétendez-vous que – disons – les Américains se considèrent non pas comme des citoyens des États-Unis, mais surtout comme habitants de leurs villes, disons New York ou Chicago ?

Moi-même, je suis Américain, mais si vous me demandez d’où je suis, je vous réponds : New York. C’est le lieu auquel je tiens vraiment.

L’année dernière, j’ai pris part à un débat intéressant avec le commissaire Johannes Hahn [1] au sujet du rôle des régions et des villes en Europe. Le commissaire Hahn s’adressait à environ 300 maires en disant qu’il était « conscient du fait que les villes sont très importantes dans le processus de gouvernement ». Je l’ai interrompu pour dire qu’il se trompait. La ville ne se situe pas sur un échelon inférieur à de celui du gouvernement national, c’est la quintescence de toutes les collectivités humaines. Plus de la moitié de la population dans le monde vit dans des villes. Nous y déménageons non seulement pour des raisons pragmatiques ou utilitaires, mais aussi parce que nous aimons être ensemble. Nous désirons la proximité, l’épaisseur, mais aussi le conflit, la rivalisation. C’est la raison pour laquelle les villes sont aussi créatives et innovantes. Elles ne sont pas un échelon administratif parmi d’autres, mais une manifestation fondamentale de la nature sociale de l’homme.

L’un des fondements de la démocratie est la solidarité. Est-ce qu’à votre avis, malgré la très profonde différenciation patrimoniale, religieuse et ethnique entre les habitants des villes, ces derniers ont-ils des liens plus intimes que les citoyens d’un autre État ?

Oui, et nous l’avons parfaitement vu au cours de la marche de solidarité après l’attentat contre la rédaction parisienne de l’hebdomadaire « Charlie Hebdo » qui a réuni des foules de gens de divers groupes sociaux. La France en tant qu’État n’aurait pas pu organiser une telle manifestation, elle n’aurait pas où. Les villes disposent de ce type de solidarités que l’on peut surmonter et – au-delà des divisions – créer un certain consensus. La solidarité étatique a pour assise la communauté linguistique, religieuse, nationale. On ne peut pas être à la fois Français et citoyen du Maroc, de la Tunisie ou des États-Unis. Pour un Parisien, c’est possible.

La ville de demain va plutôt s’élancer vers le haut que s’étendre sur les côtés.

Benjamin Barber

Mais, il y a dix ans, nous avons vécu d’importants troubles dans les quartiers pauvres de la capitale française. Il n’y a pas une agglomération parisienne unifiée, mais plusieurs villes, pour le moins. De quelle solidarité parlons-nous donc ? Les événements de 2005 ont prouvé qu’un abîme séparait les diverses couches sociales vivant dans une seule et même ville.

Certes, la stratification est importante, mais Paris se trouve dans une bien meilleure situation pour surmonter ce problème que le pouvoir central. Il y a quelques années, on a mis en place une organisation – Paris Métropole, qui a pour but d’intégrer les quartiers périphériques les plus pauvres (autour de Paris) dans le tissu urbain normal. Ce projet est là pour donner la preuve de la manière dont les villes peuvent chercher des façons de reconstruire la solidarité menacée par des clivages ethniques ou religieux. C’est exactement ce que les villes devraient faire – se redéfinir.

Quels défis majeurs – mis à part les tensions imputables à la diversification des habitants – s’imposent aujourd’hui aux villes ?

Économie et égalité. Domination des marchés globaux et du système de production capitaliste contribuent à l’accroissement de le productivité et génère des profits. Le problème, c’est de savoir comment répartir ces profits et comment créer autour d’eux des emplois durables.

Les villes surmonteront plus facilement que les États le capitalisme global ?

Au niveau national, la politique est gouvernée par l’idéologie, mais dans les villes c’est le pragmatisme qui l’emporte. Dans le monde entier, bien des maires rejettent les identifications partisanes ou idéologiques traditionnelles. George Ferguson, maire de  Bristol – une des villes les plus intéressantes d’Angleterre qui vient de recevoir, justement, le titre de capitale écologique de l’Europe 2015 – est le premier maire de l’Angleterre ayant pris le poste non pas en tant que tory ou socialiste, mais comme candidat indépendant. À New York, Michael Bloomberg a tout d’abord été démocrate, puis républicain pour briguer le troisième mandat en candidad indépendant. La politique urbaine impose d’effectuer les nominations aux grands postes de responsabilités en concertation avec un vaste spectre de la société. Il faut négocier avec les capitalistes et avec les ouvriers, les syndicats et les entrepreneurs. C’est ici que nous pouvons aussi influer réellement sur l’éducation ou la santé.

Les États nationaux traditionnels ont déjà épuisé leur rôle et, face aux défis d’aujourd’hui, ils sont inutiles.

Benjamin Barber

Quel intérêt auraient les habitants vraiment riches des villes à améliorer ces services ? Les bourgeois les plus nantis se déplacent en voiture entre leur entreprise, la maison et la galerie marchande, souvent sans même fouler l’espace public.

Ce n’est pas vrai. Comment un tel homme va-t-il pouvoir se rendre de son appartement au travail ou au cinéma, si la ville ne déneige pas les rues ? Catastrophes naturelles – ouragans, inondations, tempêtes de neige – frappent tout le monde.  Le cas échéant, qu’on soit riche ou pauvre n’a pas d’importance. Chacun a besoin d’une infrastructure urbaine qui fonctionne bien. Si quelqu’un veut vraiment vivre « chez soi », il devrait s’acheter une grande ferme ou un ranch.  Là, il pourra faire tout ce qu’il veut. Dans la ville, c’est impossible.

On peut vivre dans une résidence fermée, protégée.

Oui, en banlieue, mais pas en ville. On ne peut pas enclore le centre de New York. Dans de telles résidences vous ne trouverez pas non plus beaucoup de choses accessibles dans l’espace public. Il n’y a pas d’opéras et de théâtres, pas de stades de base-ball ou de salles de basket-ball. Tu veux envoyer tes enfants à une école vraiment bonne ? Il n’y en a pas de telles dans des résidences closes.

Sauf que la ville ne peut assurer tous les services – santé, éducation publique universelle, etc. C’est la mission de l’État.

C’est vrai, les impôts sont perçus au niveau national, mais ce qui est plus intéressant, c’est que la majeure partie des services tels que santé, éducation ou transport public sont fournis au niveau municipal. Qui plus est, 80 pour cent du PIB mondial est créé dans les villes qui ne se voient retourner que la moitié de leur contribution. C’est la raison pour laquelle le Parlement mondial des maires va revendique que la majeure partie des recettes fiscales, actuellement reprises par les États ou les régions, restent dans les villes.

Quelle est votre vision de la ville idéale de demain ? On dit, de plus en plus souvent, que nous abandonnons le modèle de la ville construite autour de centre d’affaires, avec de vastes banlieues et un intense trafic automobile.

Je suis d’accord. La ville de demain va plutôt s’élancer vers le haut que s’étendre sur les côtés. Au vingtième siècle, les villes – aux États-Unis notamment – « se sont répandues » spatialement. Il y avait beaucoup de voitures, d’essence et de CO2. Ce modèle n’a pas fait ses preuves et il est obsolète. C’est pourquoi je pense qu’il va y avoir une intégration plus étroite des banlieues avec les villes, ce qui va amener à créer des métropoles. Matteo Renzi, premier ministre de l’Italie, a modifié récemment la constitution italienne en créant 9 zones métropolitaines à la place des anciennes privinces. Ces agglomérations auront leurs représentants au Sénat italien.

Et quid des villes déchues comme Détroit ?

La ville a fait faillite, mais neuf des comtés alentours sont parmi les plus riches des États-Unis.

Et c’est ce à quoi, justement, je voulais en venir. Quand  Détroit avait des problèmes, une partie des gens ont tout simplement quitté les lieux en y laissant les autres. Il s’avère donc que, dans la ville aussi, on manque parfois de solidarité.

C’est une solidarité sélective. Les mêmes gens qui ont déménagé de Détroit sont ceux qui ont contesté le plus bruyamment lorsque le Musée municipal des Arts, pour cause de difficultés financières, a voulu vendre ses pièces. Ces gens-là voudraient avoir tout le confort de la ville  – système de transports, offre culturelle, bons hôpitaux, etc., sans vouloir les payer. Il faut donc créer un sentiment de responsabilité.

On peut le faire tout aussi bien au niveau de l’État…

Je ne prétends pas que si nous donnons plus de pouvoir aux villes, tous les problèmes vont disparaître. Ce serait de la folie. Mais si l’on se sert des villes comme d’une base à une gestion locale et globale, nous aurons bien plus de chances de résoudre les problèmes qui nous hantent. Les États nationaux traditionnels ont déjà épuisé leur rôle et, face aux défis d’aujourd’hui, ils sont inutiles.

 

Notes :

[1] Johannes Hahn – Commissaire de l’Union européenne, responsable de la politique européenne de voisinage et des négociations d’adhésion

Special Reports / L’avenir en rose de la politique urbaine ?

Les maires ne vont pas gouverner le monde

Jarosław Kuisz s’entretient avec Olivier Mongin · 26 March 2015
L’ex-rédacteur en chef de la revue « Esprit » nous parle du rôle des villes dans le monde globalisé des militances citadines et de la démocratie locale.

Jarosław Kuisz : Est-ce que les maires vont gouverner le monde ?

Olivier Mongin : Non.

Comment cela ? Vous n’êtes pas enthousiaste à l’idée que les gouvernements conflictogènes des États devraient maintenant être remplacés par le gouvernement, bien plus pacifique, des villes ?

C’est un malentendu complet. Les villes rivalisent entre elles, en effet, et chaque maire donne sa propre forme, spécifique, à la politique municipale. Les programmes de politique urbaine où – superficiellement – peuvent apparaître certaines similitudes, c’est une chose, mais la pratique en est une autre.

La mise en œuvre des mots d’ordre, les plus nobles soient-ils, doit donc tenir compte des dures réalités de la compétitivité entre les villes ou de la différenciation socio-économique internes aux régions.  Lorsque j’entends, que dans différentes parties du globe, est mis en oeuvre le même modèle d’urbanisation, pour moi, cela signifie la mort de la ville en tant qu’idée !

Une décontextualisation complète de l’espace urbain signifie situer celui-ci hors géographie, histoire, le priver de son identité. Investir dans la construction d’un réseau de villes global, finit par la perte de contact avec le territoire et son propre environnement. En définitive, les résultats négatifs de la construction d’un tel « paradis urbain sur terre » supranational, ce seront aussi des inégalités géographiques croissantes, des disproportions économiques.

Vous pensez à des villes concrètes ?

Il sufit de mentionner Doha, Abu Dhabi, Doubaï et Singapour…

…reconnues aujourd’hui pour leur force d’inspiration en matière des solutions dans le domaine de l’infrastructure urbaine. Et il n’y a pas que cela. Par exemple, le système de sécurité sociale à Singapour, déjà mentionnée, a incité dernièrement des journalistes de „The Economist” à poser la question de savoir si par hasard les pays de l’Europe occidentale ne devraient pas entreprendre des réformes semblables… 

Mais ce sont des villes privées d’un quelconque contexte ! Leur seul trait distinctif est l’intégration avec le système économique global. Des villes du succès, en apparence, mais est-ce que nous autres, Européens, devrions nous engager justement à réaliser un tel modèle urbain ? Ces exemples, ainsi que d’autres, confirment que la toile de fond de l’urbanisation est la fragmentation de l’espace urbain. Ce n’est pas que je veuille déprécier les politiques municipales lorsque celles-ci essaient de réagir à des conflits sociaux. Il faut avoir une approche critique à l’égard de ces politiques. Je ne suis pas persuadé que le développement des villes à l’échelle globale aille dans le sens de la démocratisation. Le hiatus entre espace urbain et l’idée de la polis grecque devient toujours plus manifeste. On le voit ne soit-ce qu’au Brésil, pays où la corruption prend un caractère très compliqué, pays qui est en train de perdre le processus d’urbanisation. Celui-ci revêt un caractère trop fragmentaire et inégalitaire. Ou bien la ville – déjà mentionnée – de Singapour – ville promouvant l’écologie, mais qui, en même temps, surveille ses habitants. La pression sur la sécurité et la mise en place de technolgies modernes de smart city, c’est une chose, et l’hospitalité et la démocratisastion des rapports interhumains, c’est quelque chose de tout à fait différent.

Je souligne – que nous soyons Polonais ou Français – nous devons être prudents dans le domaine des rapports que nous favorisons et ne pas croire que le développemement des villes signifie démocratisation des sociétés. Remarquons que ces villes ne sont pas seulement les lieux d’une forte immigration – des foules de gens les fuient. Ces déplacements changent le paysage culturel des anciennes métropoles et contribuent à l’intensification des tensions sociales de différents types.

Des inégalités géographiques croissantes et des disproportions économiques seront le résultat négatif de la construction d’un « paradis sur terre urbain » supranational.

Olivier Mongin

Malgré cela, et pas seulement en Pologne, ceux qui sont désillusionnés par la politique au niveau central, se tournent, toujours plus volontiers, vers la recherche de nouvelles solutions au niveau local.

Il faut faire une nette distinction entre les problèmes d’urbanisation et ceux des politiques urbaines et de la démocratie. Certes, on peut énumérer des exemples de succès des villes à grand potentiel démographique et économique dont les autorités réagissent parfaitement aux défis qui se présentent et, en coopération avec les habitants, créent des politiques alternatives par rapport à celles de l’État – je pense ici, par exemple, à Seattle et Vancouver. Or, ce sont là des exceptions qui ne font que confirmer la règle. Dans la majorité des villes françaises, nous avons, à vrai dire, très peu de démocratie. Les consultations sociales sont organisées rarement. Bien plus souvent, on y a affaire à des situations où les quartiers s’enferment et les liens sociaux disparaissent – phénomènes qui ne s’opposent pas aux idées de la démocratie. Les habitants s’organisent  en créant ce qu’on appelle un mouvement d’incorporation qui les coupe définitivement du reste de la ville. Autrement dit, une nouvelle ville naît dans la ville.

Quelle est votre appréciation des mouvements urbains en France ?

Très critique. En France, il y a, à vrai dire, très peu de mouvements urbains actifs. Ma patrie, c’est toujours un pays traditionnellement à État fort et il est très difficile à cet État de se défaire d’une partie du pouvoir en faveur des villes. Il s’y ajoute un facteur que j’ai déjà mentionné – la régionalisation. En France, il y a 36 mille communes ! La majeure partie de mes concitoyens sont très fortement liés à leur territoire, à leur propriété, à leur voisinage – ce qui ne veut pas dire que ces gens veulent vivre en agglomérations.

Pourquoi ?

De peur de partager la responsabilité. C’est justement cette idée qui a été à la base de la théorie de l’urbanisation. Sur cette base, Ildefonso Cerdà, qui est considéré comme le père de l’urbanisme européen, a fait asseoir son traité de 1867 – « Théorie générale de l’urbanisation » („Teoría General de la Urbanización”). Pour cet ingénieur de Barcelone, le plus important c’était de partager les risques et les services, la volonté de vivre ensemble et de construire en commun quelque chose de durable – c’est ce qui constitue la base des idées qui, cent ans plus tard, sont devenues le fondement de l’État providence.

Je n’ai pas la conviction que le développement des villes à l’échelle mondiale tende  vers la démocratisation

Olivier Mongin

Jugeriez-vous avec la même réserve l’activité des mouvements contestataires, naissant habituellement dans les capitales et visant à un changement de régime, et les mouvements urbains ? Euromaïdan à Kiev, le Printemps arabe au Caire ou à Tunis ont mis en évidence le potentiel politique couvant sous cette forme de solidarité des habitants des grandes agglomérations.

Dans l’existence même de ce genre de mouvements est inscrite leur fragilité. Brésiliens, Turcs, Egyptiens, en organisant des manifestations anti-régime, ont dévoilé la durabilité d’un certain délire politique – volonté de réanimation du projet de l’agora grecque. L’occupation de la place par les manifestants ne signifie pas pour autant démocratisation de la société. D’ailleurs, ces places sont aujourd’hui contrôlées par l’armée et la police. Naturellement, ces symboles laissent leur empreinte sur l’imagination sociale. Je propose d’y voir des lieux du souvenir, où commence seulement la cristallisation des idéaux démocratiques, et non pas des espaces où triomphe la démocratie. Le jour où le Mur de Berlin est tombé n’a quand même pas démocratisé tout le globe !

C’est vrai. Mais la multiculturalité des métropoles influe aujourd’hui directement sur la politique au niveau des États nationaux – ce qui, bien entendu, fait naître des questions sur l’avenir de la démocratie libérale dans la situation où, dans les pays de l’Union européenne, des millions d’immigrés vivent en marge des institutions de la vie politique. Et là, nous revenons à la question sur les chances que peut donner aux arrivants la tentative d’une intégration progressive dans la communauté urbaine  et non pas, tout de suite, dans l’État. Ne serait-ce pas vraiment mieux que les immigrés se sentent plus Parisiens que Français ?

Bien sûr, on s’assimile le plus rapidement dans les villes. La société française change d’une décennie à l’autre en devenant toujours plus multiculturelle. Cependant, si l’on veut qu’il soit reconnu par la société française comme un Français, il est indispensable que l’immigré s’adapte tout d’abord à un territoire donné. Chaque pays a pourtant sa propre spécificité. Aux États-Unis, ces processus revêtent un tout autre caractère – ce qui compte là-bas, c’est avant tout l’intégration dans la communauté étatique. En France, l’identification avec le milieu local est plus importante – c’est bien dans cet espace que les migrants façonnent leur identité. Leurs styles de vie, mobilité et volonté d’assimilation jouent, sans doute, un rôle essentiel, mais c’est le territoire concret qui constitue le facteur déterminant offrant un cadre à l’ensemble du processus d’intégration.

Vous suggérez donc de rechercher les sources du succès – ou au contraire, comme ils sont nombreux à vouloir l’interpréter – de l’échec de la politique française des migrations au niveau local ? Et la responsabilité des autorités centrales, et leur  capacité à réagir à  de nouvelles vagues de migrants ?

Dans un pays à État fort, l’intégration dans la nation et l’intégration dans un territoire spécifique sont des processus presque identiques. Il est difficile de les analyser séparément. Il ne faut pas oublier non plus que les migrants arrivant en France possèdent leurs propres stratégies d’établissement et d’intégration dont l’installation au sein des communautés ayant des liens avec le pays d’origine est souvent la composante. C’est ainsi que se consolident des enclaves turques ou guinéennes dans les villes françaises.

Ce processus est bien ancré dans le passé.  Déjà Fernand Braudel, historien célèbre, distinguait en Europe deux systèmes d’organisation des villes : systèmes liés plus à la ville qu’avec l’État et systèmes liés davantage avec l’État et non pas la ville. L’exemple du premier système, c’est l’Italie. « Cet État des États » où les institutions étatiques perdent le combat pour le gouvernement des âmes des citoyens face aux institutions des collectivités territoriales. Et l’exemple de l’autre système, c’est la France.

Les explications de Braudel revêtent un caractère – vous le dites vous-même – historique. Sur leur base, il est difficile d’expliquer ces changements dynamiques intervenant dans l’espace urbain au XXIe  siècle. À nos yeux, les villes deviennent toujours plus fortes financièrement parlant et leur habitants réalisent toujours plus courageusement leurs propres politiques urbaines. La France échappe-t-elle vraiment à ce phénomène ?

La France échappe partiellement à ce phénomène pour des raisons que je viens de mentionner. Mais avant de nous pencher sur l’évolution des politiques urbaines, nous devons souligner que ce processus subit une forte régionalisation et, pour cette raison, je m’abstiendrais de trop généraliser. Rien que le récit des villes européennes en tant que métropoles perd son sens – les centres urbains dans des ex-colonies se développent tout simplement plus rapidement. Le processus d’urbanisation lui-même a aussi un caractère localement diversifié. En Europe, ce processus est influencé par une série de phénomènes relativement nouveaux (flux migratoires internationaux) ainsi que par des facteurs plus traditionnels (à ne mentionner que la situation géographique, la distance de la mer). Aujourd’hui, la priorité c’est la connectivité avec le monde. Ports, aéroports, gares – c’est grâce à eux que nous pouvons parler d’une mondialisaton de la ville. En Chine, le développement des infrastructures de communication a signifié la restructuration de tout le territoire du pays. L’Europe n’a pas vraiment la possibilité de progresser aussi rapidement.

La prise d’une place par les manifestants ne signifie pas pour autant démocratisation de la société.

Olivier Mongin

L’évocation des exemples asiatiques pourrait nous amener à la conclusion paradoxale que c’est le pouvoir central qui est le principal auteur de l’évolution qui a lieu dans les villes.

La reconfiguration du territoire du pays s’avère possible dans des contextes strictement définis – sociaux, géographiques, culturels. Et la ville européenne ne doit pas forcément être un modèle global de ce processus. Des institutions informelles, dont l’activité est indépendante de la politique du pouvoir central et des autorités des collectivités locales décident aussi, en effet, de  la dynamique de l’urbanisation. Il en est ainsi ne serait-ce qu’au Caire. La population est plus nombreuse que celle de Paris – surtout si l’on tient compte des banlieues qui ne cessent de s’étendre. Comparer ces transformations avec la condition des métropoles européennes ne nous facilitera pas beaucoup la compréhension de la nature des politiques urbaines de nos jours.

Et voilà qu’une nouvelle fois la tentative de décrire le monde à l’aide d’un concept unique, compréhensible, se réduit en cendres…

Je me refuse à parler d’un modèle universel de la ville et de son développement. Il n’existe que des conditions et des possibilités – il faut savoir bien s’en servir.

Ce qui signifie que les défis auxquels font face les sociétés multiculturelles des pays occidentaux devraient être résolus partiellement par les États et partiellement par les villes.

N’oublions pas le rôle décisif des habitants eux-mêmes. Et ici, une fois de plus, je souligne les différences d’approche de l’idée de multuculturalisme entre l’Ancien et le Nouveau Monde. Nous sommes des gens de l’Ancien Monde. Nos villes ce sont les villes de l’Ancien Monde. Le Nouveau Monde nous apprend la nécessité d’accueillir les autres. Et, en Europe, cette éducation se fait à un rythme variable. En Grande-Bretagne, le turban d’un sikh ne suscite pas les mêmes controverses que la bourqa des musulmanes en France. Les sociétés se différencient par leur capacité à recevoir les immigrés. Et les communautés urbaines, où sont canalisés les flux des migrants venant de l’étranger tout comme – ce  qu’il ne faut pas négliger en décrivant le projet inachevé de modernisation – des périphéries d’un pays donné devraient être dans ce domaine particulièrement sensibles.

Paradoxalement, ce sont justement des tentatives de mondialisation de la politique urbaine qui peuvent faire approfondir la déchirure entre la ville et ses habitants.

Olivier Mongin

Croyez-vous à l’avenir du modèle d’une adaptation mutuelle des migrants et des autochtones ? Et qu’il y ait un modeste espoir que cette adaptation mutuelle a quand même une chance de se faire pacifiquement dans l’espace municipal ?

Je suis partisan du modèle français : égalitaire et républicain. Vous me demandez comment vivre à plusieurs et ne pas s’entre-tuer ? La campagne avait ses règles, renforcées par i’isolement et l’autosuffisance des communautés traditionnelles. La ville c’est autre chose. L’urbanisation est un processus incessant d’importation des expériences de la liberté. Je préfère parler de ce phénomène non pas comme d’une urbanisation, mais en tant qu’éveil de l’urbanité, c’est-à-dire partage des valeurs urbaines. Récemment encore, l’urbanité et l’urbanisation ont été des concepts quasi identiques. Aujourd’hui, habitant dans une « ville on-line », nous avons affaire à une disjoncton spécifique entre l’urbanisation et l’urbanité. Et, de nouveau – la gestion du risque, inscrite dans le caractère contemporain de l’urbanisation, doit signifier tentative de reconstitution des valeurs urbaines dans des contextes diversifiés.

Toutefois, il est difficile de ne pas voir que ce modèle républicain subit une pression énorme des villes. Et on le voit dans le domaine de l’histoire ! Il suffit de mentionner la tentative audacieuse de raconter les fondements se sa propre identité de la perspective de sa ville. L’intervention de Dominique Borne, historien français, a fait monter la température du débat. Finalement, tous les Français ne seront pas d’accord pour remplacer la formule mythique de  « Nos ancêtres, les Gaulois »… par cette autre, à consonnance étrangère – « Nos ancêtres, Phocéens de Massalia ». Dans les conditions polonaises, cela reviendrait, en répondant à la question connue d’un poème pour enfants : « Qui es-tu? », à dire – au lieu de : « Petit Polonais » – « Petit habitant de Gdańsk », « Petit habitant de Poznań », « Petit habitant de Wrocław »…

De telles opinions sont importantes, car elles inspirent le débat qu’il faut mener dans des villes. De ma perspective, la vie de la ville ne se limite pas seulement et exclusivement à la politique urbaine. Elle doit correspondre à l’imaginaire, à l’élaboration de son propre récit du passé qui, d’une manière évidente, se traduit en actions politiques courantes. C’est justement ce que revendique Dominique Borne. Effectivement, de telles  narrations gagnent en popularité dans d’autres villes que Marseille. Et rien d’étonant si les gens s’efforcent aujourd’hui de redevenir propriétaires de la ville en créant leurs propres récits urbains.

Simultanément, en revenant au début de notre conversation, cela se traduit rarement en activité des hommes politiques municipaux. Ces derniers profitent tout au plus des récits sur la ville qu’ils gèrent seulement lorsqu’ils en ont immédiatement besoin. C’est ainsi, justement,  qu’on pense la ville en termes de carte postale ou dépliant pour touristes du monde entier. Mais cela n’a pas beaucoup  en commun avec la ville en tant que telle et ses habitants concrets. Paradoxalement, ce sont justement les tentatives de mondialisation de la politique municipale qui peuvent provoquer dans l’avenir des conflits sociaux ou faire approfondir le clivage entre la ville et ses habitants.

 

* Coopération à la rédaction : dr Błażej Popławski

Special Reports / L’avenir en rose de la politique urbaine ?

Villes polonaises ou le triomphe de l’anonymat

Maria Lewicka s’entretient avec Wojciech Kacperski · 26 March 2015
Où habite la misère dans les villes polonaises ? Comment améliorer les relations de voisinage ? Pourquoi les Polonais rêvent-ils toujours de pavillons ? Un psychologue environnemental évoque les dimensions économiques et psychologiques de l’espace urbain.

Wojciech Kacperski : Parlons des clivages sociaux dans l’espace urbain. Il y a peu encore, leur symbole, c’étaient les résidences fermées. Y a-t-il eu des changements dans ce domaine ?

Maria Lewicka : Habiter une résidence fermée (sécurisée) a cessé d’être un trait distinctif du statut social. Aujourd’hui, comme tout est clôturé, même les résidences les moins chères sont munies d’enclos et les gens qui y habitent ne doivent pas forcément être nantis. Ce qui a changé pourtant, c’est la façon dont on ferme ces résidences. On en construit maintenant où non seulement les cours intérieures sont munies d’enclos, mais aussi des rues entières sont isolées. D’autres possèdent un bâti classique avec façades sur rue – c’est là, probablement, la manière la plus démocratique de faire enclore une résidence.

Si les résidences fermées ne sont plus le symbole du statut social, alors ce sont peut-être les quartiers entiers qui sont sécurisés ? Au niveau des villes, voit-on une nette séparation entre les quartiers des démunis et des nantis ?

En comparaison, par exemple, avec les villes américaines, les villes polonaises ne subissent pas une ségrégation sociale aussi manifeste. Certes, il arrive qu’il y ait des enclaves de richesse, mais – surtout en zones périphériques – ce sont des maisons particulières construites par exemple à proximité de Varsovie. La misère polonaise, nous pouvons la rencontrer par contre plus souvent dans des immeubles collectifs plus anciens que beaucoup d’habitants n’ont essayé de quitter que s’ils avaient les moyens de le faire. Ceux qui sont restés sont donc les plus démunis. Malgré cela, nos villes continuent à offrir un brassage social important. Aux États-Unis, il arrive qu’il suffise de traverser deux rues pour atterrir dans un espace marqué par des classes ou des races complètement différentes.

Malgré les apparences, les galeries marchandes sont des espaces assez démocratiques – elles sont visitées par des personnes appartenant à de diverses classes sociales.

Maria Lewicka

Si ce ne sont ni les résidences, ni les quartiers, peut-être les lieux où nous faisons nos courses sont-ils aujourd’hui un trait distinctif du statut social ? Dans les magasins d’alimentation discount, nous côtoyons d’autres groupes sociaux que dans de grandes galeries marchandes.

Malgré les apparences, les galeries marchandes sont des espaces assez démocratiques – des personnes de diverses classes sociales y affluent, mais – sans des études idoines – il est difficile de dire avec quelle fréquence elles y font des achats et ce qu’elles y achètent. Remarquez, dans ces lieux, mis à part des boutiques chères, on peut trouver des chaînes fast food bon marché ou des hypermarchés. Les galeries marchandes ne doivent pas non plus être perçues uniquement dans une perspective d’achats. Ce sont des endroits où certains groupes, par exemple des jeunes, viennent – tout simplement – non point pour acheter, mais pour se retrouver. À proximité de la Faculté de psychologie de Varsovie se trouve « Arkadia », une des plus importantes galeries marchandes en Pologne. Les étudiants y vont assidûment, mais je ne pense pas qu’ils y fassent des courses. Tandis que les discount alimentaires constituent à coup sûr le lieu où les personnes plus démunies font leurs achats.

J’ai l’impression que, dans les villes polonaises, le nombre des lieux qui permettent aux gens de jouir d’un espace commun croît lentement : des places sont rénovées, des restaurants s’y installent. Les habitants ont enfin où sortir le soir. Par ailleurs, je me demande si cette offre ne vise exclusivement qu’un certain groupe, restreint, de nantis ?

Il m’est difficile de répondre à cette question en absence de données concrètes. Il me semble cependant que des endroits comme, ne serait-ce que la plage municipale aux bords de la Vistule, sont assez inclusifs. Passer une soirée d’été au bord du fleuve n’exige pas une dépense importante. C’est peut-être la raison pour laquelle les jeunes y sont tellement nombreux.

Pubs, restos, cafés ou clubs ne sont pas pour autant tout aussi inclusifs…

Bien plus de facteurs que la seule épaisseur du portefeuille décident de la forme de loisirs pratiquée. Pendant longtemps, en Pologne était privilégiée la tradition de ne se rencontrer que dans des appartements privés. Il se peut que la majorité des gens des couches inférieures de la société aient conservé ce modèle indépendamment du fait qu’ils peuvent se permettre de changer cet état des  choses ou non. La formule de loisirs se présente différemment en fonction de la tradition  de la société donnée. Il suffit de regarder ne serait-ce que la ville de Prague, en République tchèque : même sous l’ancien régime, indépendamment des moyens dont on disposait alors, la vie sociale se déroulait dans des auberges. Il en allait de même pour Paris où les cafés étaient accessibles à tous. En Pologne, nous n’avions pas ce type d’institutions.

Il est fort loisible d’en conclure que les gens ne « sortent pas » parce qu’ils n’en ont pas les moyens. Or, moi, je crois – bien que cette thèse exige une vérification empirique – que certaines couches sociales mènent le même style de vie qu’avant et que « sortir » n’en fait pas tout simplement partie. Or, pour la classe moyenne, « sortir » est devenu une forme de loisir normale.

Est-ce que l’actuelle politique urbaine tend à estomper les clivages de ce type ?

Je ne vois point de démarches dans ce sens. La logique principale qui joue un rôle dans les villes, c’est la logique de l’argent. Les loyers au centre-ville sont tellement chers que des établissements qui ne rapportent pas d’importants profits, par exemple des boutiques d’antiquaires, disparaissent des rues. À leur place, il y a partout des filiales de banques et des opérateurs de téléphonie mobile  qui ouvrent, des cafés-/- éventuellement, ou des boutiques de marque de luxe. Les centres-villes se ressemblent toujours plus. Or, ce sont là des processus que nous observons dans le monde entier et il m’est difficile de dire dans quelle mesure nous sommes à même de les empêcher. Petites entreprises ou ateliers sont refoulés par le grand capital.

On ne peut vraiment rien faire pour réduire la ségrégation sociale dans les villes ? Une manifestation flagrante de l’inégalité des chances parmi les jeunes Polonais, c’est l’absence de logement propre. L’une des tentatives visant à pallier cet état des choses a été le programme, largement débattu, « Un logement pour les jeunes ». Il s’est heurté pourtant à toute une vague de critiques : les créateurs du programme se sont vus accuser de soutenir les promoteurs au lieu des familles et d’avoir contribué à l’ « épandage des villes » – en définitive, les logements construits dans le cadre du programme l’ont été principalement dans la périphérie. De telles initiatives ne se contentent-elles pas d’approfondir des clivages sociaux existants ?

Le programme lui-même avait sans doute des objectifs vertueux, mais sa réalisation provoque effectivement le refoulement des jeunes, moins nantis, dans les banlieues et, par là-même, approfondit les clivages existants. Ceux qui ne peuvent pas se permettre d’acheter un appartement au centre contractent des crédits pour habiter la banlieue et, habituellement, ce sont des résidences de qualité médiocre, tandis que les immeubles, eux,  sont par contre le plus souvent beaucoup trop hauts.

Un logement dans une résidence fermée a cessé d’être un trait distinctif du statut social.

Maria Lewicka

La taille de l’immeuble a-t-elle une importance ?

Oui, décidément. L’un des facteurs majeurs qui ait une influence sur le lien émotionnel avec son lieu de domicile est justement la grandeur de l’immeuble. Il en est de même partout dans le monde quoique, bien sûr, l’évaluation de la taille de l’immeuble dépende de l’endroit. À Hong-Kong, les immeubles de dix étages sont considérés comme petits et permettant de construire de meilleurs liens sociaux que ceux de trente étages. En Pologne, cet immeuble de dix étages sera évidemment considéré comme grand. Il y a une chose qui ne change pas – moins grand est le bâti, potentiellement meilleures y sont les relations sociales. Les immeubles anonymes, les grandes tours, sont construits de sorte que les voisins ne se rencontrent pas.

Mais, il n’y a pas que la taille de l’immeuble qui a de l’importance pour les relations de voisinage. En Pologne, on n’affiche plus, par exemple, les noms des locataires dans les escaliers, ce qui est monnaie courante partout ailleurs. Aujourd’hui, nous renonçons même à indiquer les noms sur les portes. Ce triomphe de l’anonymat fait que nous ne connaissons pas nos propres voisins, et c’est justement le lien avec ces quelques personnes qui est responsable de l’attachement à notre environnement. Il résulte de mes recherches que les meilleurs relations de voisinage sont celles qui se tissent entre habitants des pavillons, puis viennent ceux des immeubles jusqu’à quatre étages, et, après seulement, ceux des immeubles plus grands.

Plus la formule d’immeuble est petite, meilleures sont les relations sociales qu’elle rend possibles.

Maria Lewicka

C’est curieux parce que dans le débat urbaniste sur les « pavillons de famille », souvent, on critique justement la pénurie d’espaces publics dans de telles cités où les habitants pourraient se rencontrer.

Le bâti pavillonnaire revêt un caractère très diversifié. Des maisons-villas, construites avant la guerre, ou tout de suite après, encore dans le tissu urbain, créent de meilleures relations sociales et le lien émotionnel avec l’environnement y est le majeur. Il en va tout autrement des cités érigées actuellement à l’extérieur de la ville.

Il résulte cependant des recherches que j’ai réalisées en Pologne, au niveau national, que le pavillon, la maison de famille, demeure toujours la forme de logement « rêvée » de la majeure partie des Polonais, notamment des représentants de la classe moyenne, entre 30-40 ans, qui ont des enfants en bas âge.  Ce rêve est conditionné par bien des facteurs : taille de la maison, sentiment de contrôle, type de relations avec les voisins autres que dans de grandes tours…

Est-ce que l’achat d’un pavillon, en dehors de la ville, s’avère bien être l’accomplissement de ce rêve ?  

Les recherches au sujet de la suburbanisation de Katarzyna Kajdanek de Wrocław démontrent que ce pavillon  rêvé devient un boulet attaché au pied au moment où les enfants deviennent grands – enfin, leurs amis se rencontrent en ville et, le soir, il faut encore revenir à la maison. Les parents, eux aussi, concentrent le plus souvent, toute leur activité professionnelle dans les limites administratives de la ville, ils perdent donc une grande partie de la journée dans des embouteillages. Sur les vieux jours, un pavillon de famille ne facilite pas non plus la vie, car il est distant de toutes institutions de santé. La popularité des pavillons de famille va se réduire progressivement, le plus probablement. Demain, les Polonais reviendront dans les villes, il est difficile de dire tout de même quand cela arrivera.

Special Reports / Une « Société européenne d’individus » ?

Une « Société européenne d’individus » ?

Rédaction de "Kultura Liberalna" · 28 October 2014

Mesdames,

Messieurs,

un programme de bourses pourra-t-il sauver une Union européenne qui craque de toutes parts ? C’est justement dans l’expérience de la génération des jeunes Européens qu’Ulrich Beck, le célèbre sociologue allemand, recherchait la société européenne dans son livre publié peu après l’explosion de la crise économique. Puisque toute une « génération Erasmus y» est née, faisant de ce voyage éducatif cosmopolite une composante de son identité, cette idée devrait peut-être être étendue à d’autres groupes sociaux. Aux chômeurs, aux retraités, pratiquement à tout le monde …

La proposition peut surprendre. Beck s’irritait cependant à juste titre que cette expérience réaliste de la Génération Erasmus ne trouvait pas du tout de reflet dans les débats sur la crise de la zone euro et de l’Union européenne elle-même. « La consolidation de l’Europe est perçue comme un processus vertical » – reprochait-il aux hommes politiques et intellectuels, avançant ensuite la proposition d’une « Année européenne du volontariat », c’est-à-dire d’un équivalent d’Erasmus pour les employés, chômeurs et retraités, qui construiraient l’Europe en partant d’en bas. Il y a beaucoup d’idéalisme naïf dans cette foi en l’influence réformatrice de la découverte directe des autres pays et du contact avec nos concitoyens européens, censés contribuer à l’élaboration d’une identité cosmopolite.

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Special Reports / Une « Société européenne d’individus » ?

A la place de l’agora, le palais des glaces

Zygmunt Bauman · 28 October 2014
L’espoir que la technologie informatique sauvera la démocratie et construira une agora supranationale – ou plutôt qu’elle la remplira d’hommes discutant des problèmes et de leurs solutions en commun, et tranchant la question du comment et du pourquoi faire – est toujours vif, même si l’expérience accumulée jusqu’à présent lui fournit de moins en moins de quoi se nourrir.

La politique sans importance

Bien qu’Internet et les ordinateurs de poche aient rendu puérilement facile l’accès à la « sphère publique » – comme à ces magasins ouverts 24 h/sur 24, dimanche et fêtes compris, donc à notre service à toutes heures – en même temps, ces instruments ont privé cette sphère d’un contenu considéré par principe comme important et digne d’attention. L’expérience nous indique que nous utilisons, le plus souvent et le plus facilement, cet accès à l’arène publique non pour participer à la gouvernance (sans parler d’endosser de la responsabilité de l’état de choses ambiant), mais pour exprimer la méfiance face au fait d’être gouverné ; non pour construire les programmes de réparation des maux de la vie commune, mais pour critiquer les pratiques de ceux qui sont appelés à le faire ou y aspirent.

La version électronique de l’agora se préoccupe de ventiler des émotions tout à fait privées et des animosités personnelles. Les échos qui s’en dégagent confirment le déclin de la foi en la politique comme telle, en l’importance des questions dont les hommes politiques ont la charge, et en leur capacité à faire changer quoi que ce soit qui préoccuperait vraiment les internautes. Mais ces échos témoignent aussi de la conviction de plus en plus forte que remplacer les hommes politiques, qui ont déjà révélé leur incapacité et leur manque d’influence, par d’autres qui n’auraient pas encore été mis à contribution, ne changera rien.

La version électronique de l’agora se préoccupe de ventiler des émotions tout à fait privées et des animosités personnelles.

Zygumnt Bauman

Il faut avouer que la déception de jour en jour plus profonde à l’égard de la politique puise sa source dans l’analyse lucide de l’état réel des sociétés, état caractérisé par la confrontation continue entre des énergies libérées du contrôle politique d’un côté et de l’autre la politique elle-même, dépouillée d’une part importante de ses prérogatives antérieures. Mais remarquons que dans cette confrontation, l’instantanéité de la communication, rendue possible grâce à la technique numérique, sert plutôt les forces capables d’accomplir des actions efficaces que les hommes politiques en place et, dont la mission, en principe, serait de décider de l’objectif et l’orientation de ces actions. Devant nous, internautes, s’ouvre la possibilité paradoxale d’influer sur un domaine de la vie qu’Internet lui-même a privé en même temps d’importance.

Le happening, non la révolution

Cette transformation est bien reflétée par la nouvelle révolte sociale, qui est intervenue depuis 2011 dans différentes parties du monde, aux États-Unis, dans les pays de l’Afrique du Nord, en Espagne, en Russie et enfin en Ukraine. Comme l’a remarqué dernièrement Ivan Krastev, analyste perspicace de la politique courante et des pronostics sur son évolution, « au XXe siècle les révolutions portaient des étiquettes idéologiques. Elles furent ‘communistes’ comme celle de Lénine, ‘fascistes’, comme chez Mussolini, ou ‘musulmanes’ comme chez Khomeiny ». Les révolutions contemporaines, réalisées grâce aux réseaux comme Twitter ou Facebook, doivent leurs noms, au contraire, au fait « d’avoir éveillé l’imaginaire public, sans créer de nouvelles idéologies ou des leaders charismatiques. On en retiendra les enregistrements vidéo, et non les manifestes ; les happenings et non les discours ; les théories du complot et non les traités politiques. Elles incarnent une forme particulière de « participation sans représentation », dit Krastev.

Mais est-ce que cela signifie que toutes les protestations de masse baptisées jusqu’à maintenant par l’onction d’Internet aboutirent à un échec? Je ne le crois pas. Elles ont réalisé ce dont elles furent capables, c’est-à-dire la dramatisation des défis et des réponses politiques à ceux-ci, réponses que ne sont capables de fournir ni les partis qui gouvernent, ni les partis d’opposition, tout en faisant souvent appel à la démagogie. Ces derniers, à cause du divorce entre politique et puissance, ne savent pas proposer d’alternative possible à mettre en œuvre.

Les sites connus des rencontres sur le web pourraient constituer, au moins en théorie, le germe d’une nouvelle sphère publique, supranationale ou paneuropéenne, mais en pratique cela ne se fait pas.

Zygmunt Bauman

Mais il est difficile de reprocher aux occupations de lieux publiques, pendant quelques jours ou quelques semaines, leur manque d’efficacité. Par leur nature, elles servent à susciter la solidarité « d’explosion » ou de « carnaval » – pour décharger la frustration accumulée, pour pouvoir, de retour chez soi, avaler ou supporter, pendant un certain temps au moins, alors qu’elle est tout autant exaspérante qu’auparavant, la routine des conflits d’intérêts quotidien, de la méfiance mutuelle et des combats imposés par la concurrence généralisée.

Le déclin de l’art du dialogue

Il n’est donc pas étonnant que de nombreux déçus cherchent une consolation sur la toile. Les sites connus des rencontres sur le web pourraient constituer, au moins en théorie, le germe d’une nouvelle sphère publique, supranationale ou paneuropéenne, mais en pratique cela ne se fait pas. Cependant ces sites rendent plus facile, en limitant les efforts et les aptitudes à mobiliser, ce que leurs usagers tenteraient de faire sans leur aide – mais alors au prix des démarches plus difficiles.

Illustration: Anna Krztoń

Illustration: Anna Krztoń

Pour cette raison, les médias appelés « sociaux » ne servent pas à élargir les horizons, mais à délimiter efficacement une « zone de confort », libre de conflits et de négociations difficiles concernant les règles de coexistence. Ils n’aident pas à percevoir la complexité du monde cohabité, mais à simplifier la zone choisie comme quartier. De cette façon, nous nous coupons de façon efficace du monde compliqué, nous fermons les yeux et nous nous bouchons les oreilles devant sa complexité. Ces médias ne popularisent pas l’art difficile bien qu’important du dialogue, mais facilitent l’effacement des adversaires de notre champ de vision alors que les prendre en compte rendrait indispensable la connaissance de cet art.

Les analyses de l’usage des portails sociaux indiquent la tendance des internautes à construire les répliques électroniques des quartiers clôturés : à s’enfermer dans des sortes de cabines de réverbération, où les seules voix audibles sont celles qui se font l’écho de notre propre voix, ou encore de palais des glaces, où les images perceptibles ne sont que les reflets de notre propre effigie.

Ces portails servent plus souvent à confirmer nos propres raisonnements qu’à s’ouvrir sur ceux des autres. Les internautes ont recours d’autant plus souvent à de tels services que, contrairement aux quartiers protégés par les clôtures, leurs répliques sur Internet se passent parfaitement de gardiens richement rémunérés et de caméras de surveillance à l’entrée. La victime collatérale de ces tendances est l’art du dialogue. Comme tout art, il se fane et se dessèche à force de ne pas être pratiqué. Et ceux parmi nous qui n’ont pas le souvenir d’un monde sans Facebook, ont peu de chances de le posséder un jour.

Special Reports / Une « Société européenne d’individus » ?

La politique est une activité élitaire

Entretien avec Claus Leggewie par Łukasz Pawłowski · 28 October 2014
Le politologue allemand explique comment développer la démocratie participative sans participation massive et pourquoi les nouveaux médias peuvent tout autant soutenir qu’affaiblir ce processus.

Łukasz Pawłowski : Vous êtes un partisan fervent de la réforme des démocraties occidentales par l’accroissement de l’engagement politique des citoyens. En même temps, vous portez un regard sceptique sur le rôle des nouveaux médias dans ce processus. Pourquoi ?

Claus Leggewie : À mon avis, la démocratie participative est fondée principalement sur les consultations, les délibérations et sur une profonde compréhension des questions qui comptent pour la société. Les médias sociaux ne sont, à cet égard, qu’un outil et non une solution, même si de nombreux activistes et analystes sociaux surestiment les profits que peut apporter à la démocratie ce que l’on appelle la révolution numérique. Il faut utiliser tous les moyens permettant de rendre la démocratie participative moins populiste et plus délibérative et réflexive. Mais, ce faisant, n’effaçons pas la frontière entre les objectifs eux-mêmes et les moyens de leur réalisation.

Illustration: Anna Krztoń

Illustration: Anna Krztoń

Est-ce que vous pensez que le système politique actuel sera renouvelé par les révolutions sur Twitter ou Facebook ?

Non, une telle approche serait trop naïve. Même si ces dernières années, la popularité et l’accessibilité d’Internet ont très rapidement progressé, dans la majorité des pays les nouveaux médias ne sont toujours pas la source principale d’information. Les commentateurs qui définissaient les manifestations du Printemps arabe – surtout les protestations en Égypte – en tant que révolution menée grâce à Facebook, ignoraient totalement le fait que la majorité des protestataires non seulement n’utilisaient pas Facebook, mais n’avaient même pas d’accès à Internet. Les nouveaux médias n’ont pas joué de rôle clé dans ces protestations, et cela concerne toutes les révolutions – aussi bien passées que futures. Si la révolte de « Solidarność » devait renaître aujourd’hui, le plus important pour son succès serait de réunir les gens dans l’espace réel et non virtuel, dans le but de se battre pour conquérir le pouvoir réel. Dans les années 1980, les nouveaux médias modernes auraient été utiles pour l’organisation des protestations, mais n’auraient pas pu remplacer la détermination des gens à sortir dans la rue.

Mais si, à l’époque, les Polonais avaient été en mesure de documenter les abus du pouvoir et d’en informer avec la facilité qui est la nôtre aujourd’hui, le mouvement de Solidarność aurait pu avoir lieu plus tôt et se répandre plus rapidement, peut-être même à l’étranger.

Pas forcément. Avant tout, les photos faites avec des smartphones et installées sur Youtube ou Facebook lors des révoltes en Egypte, ont gagné les esprits des Égyptiens seulement au moment où elles ont été reproduites par les médias traditionnels – les journaux et les chaînes de télévision, telles que Al-Jazeera et Al-Arabiya. Il ne faut pas non plus oublier que les photos peuvent toujours être manipulées, et ceci indépendamment des parties engagées.

À part cela, les médias sociaux dévoilent l’identité des protestataires en les exposant ainsi au danger, puisque les autorités peuvent facilement identifier les leaders, en ensuite les arrêter. Ce type de communication semi-publique rend ses auteurs vulnérables aux attaques de la part des autorités.

Enfin, troisièmement, nous ne pouvons pas ignorer le fait que les médias sociaux sont desservis par les entreprises commerciales privées. Nous avons donc à faire à un paradoxe – voici des gens qui protestent contre les abus des pouvoirs de leurs États parfois autocratiques mais très souvent aussi démocratiques, en confiant leur destin à des firmes gigantesques ayant pour but le profit, localisées à l’autre bout du monde et exploitant les données privées des gens dans un but commercial. Les médias sociaux sont un couteau à double tranchant. D’une part, ils peuvent être un outil d’émancipation, mais de l’autre – ils menacent notre vie privée et sont un instrument potentiel de contrôle social. Nous avons été naïfs quand nous avons laissé ces puissants instruments entre les mains d’oligopoles privés.

Même si, ces dernières années, la popularité et l’accessibilité d’Internet ont progressé très rapidement, dans la majorité des pays les nouveaux médias ne sont toujours pas la principale source d’informations

Claus Leggewie

Pourquoi donc, dans les années 80 et 90 du XXe siècle, de nombreux chercheurs ont-il pensé que nous serions en mesure de reconstruire une agora ancienne dans le monde virtuel ? Par exemple, Benjamin Barber dans son livre célèbre „Strong Democracy”, publié en 1984, prévoyait que les gens allaient échanger les idées et participer à la politique par le biais de la télévision câblée …

Je n’ai jamais prétendu que l’on peut reproduire une agora sous forme virtuelle, mais je pensais que les nouveaux médias allaient changer les règles du jeu politique. Et il en fut ainsi, et ceci grâce à la possibilité donnée aux gens de contourner les « gardiens » réglant jusqu’alors l’accès aux médias. Mais ce n’est que le revers de la médaille. Jaron Lanier, l’un des créateurs et fervents partisans d’Internet, il n’y a pas si longtemps, mettait en garde contre la pensée grégaire, dont nous rencontrons les manifestations sur la toile. Je sais qu’on a déjà dit beaucoup sur ce sujet, mais je rappellerai que chaque fois qu’on lit des commentaires d’internautes, même à propos d’une interview ou d’un article sérieux, on a l’impression de se noyer dans la boue.

Internet propose des solutions très simplistes à des problèmes extrêmement compliqués et est un milieu favorable à tout genre de populisme – aussi bien de droite que de gauche. Nous avons écarté les gardiens protégeant traditionnellement l’accès aux médias, afin que les gens puissent partager les informations et les opinions, mais nous avons oublié que les gens de bonne foi ne seront pas les seuls à utiliser cet instrument. En éliminant toutes les barrières d’accès à l’information, nous avons en même temps ouvert les portes aux opinions mal fondées, libérant les gens de la nécessité de réfléchir plus profondément sur la politique.

Pourquoi les solutions simples, populistes, éveillent-elles plus d’intérêt que celles qui sont plus complexes et exigeantes? Pourquoi n’a-t-on pas réussi à créer une communauté politique au niveau européen à l’aide des nouvelles technologies ?

Parce que dans tous les pays – peu importe qu’il s’agisse de l’Allemagne, de la France, de la Pologne ou de la Grande-Bretagne – il n’y a qu’une petite partie de la société qui s’intéresse à la politique et essaie vraiment de la comprendre. La sphère virtuelle ne peut pas être meilleure que la sphère réelle. De plus, Internet est avant tout pourvoyeur de loisirs et non instrument politique. Regardez la Chine – pays où le nombre d’usagers d’Internet est le plus élevé. La grande majorité d’eux ne l’utilise pas à des fins politiques ou civiques.

Pour résoudre les problèmes compliqués, Internet propose des solutions très simples et constitue un milieu favorable à tout genre de populisme – aussi bien de droite que de gauche

Claus Leggewie

Votre évaluation des sociétés démocratiques et de l’intérêt que les gens portent à la politique est assez pessimiste. En même temps, vous constatez que la démocratie devrait amener davantage les citoyens à s’engager. Qui doit être ce citoyen engagé, si la politique est si peu intéressante pour les gens ?

La démocratie participative n’exige pas la participation de tous. La politique est par la nature des choses une occupation d’élites, donc même si 5 à 10% de la population s’intéressent vraiment à la vie politique, nous devrions créer les meilleures conditions afin de rendre possible la participation à ce groupe.

La démocratie doit donc être aussi bien ouverte qu’élitaire ?

Certes, mais en parlant de l’élite, je ne pense pas à un groupe fermé de gens socialement et économiquement privilégiés. Ce n’est ni une couche sociale ni une communauté stable – sa composition diffère en fonction du temps, du lieu et de la problématique. Ce groupe est créé par ceux qui se considèrent comme partie d’un conflit politique.

Si la participation et la délibération deviennent des éléments universels du processus politique, nous ne serons pas obligés d’attendre que tous les gens s’engagent ni même une majorité d’entre eux. Nous pourrons agir en amont et élaborer de meilleures solutions aux problèmes déjà existants.

Est-ce que nous pouvons bâtir une démocratie participative aussi au niveau européen ?

Oui, décidemment oui, et les nouvelles technologies de communication peuvent s’avérer très utiles dans cette démarche. Même aujourd’hui, on peut participer à une discussion transnationale, à l’aide, par exemple, d’ « Eurozine », c’est-à-dire un réseau de périodiques et de magazines traitant de la politique et des questions sociales. Grâce à ce réseau, j’ai la possibilité de lire en anglais les articles parus dans la presse polonaise par exemple, lesquels, autrement, n’arriveraient jamais sur mon bureau. Mais il faut se rappeler que la création d’une sphère publique européenne ne signifie pas que chaque Européen adulte y participera.

De nombreux théoriciens de la démocratie prétendent qu’elle ne peut fonctionner qu’au niveau national, et que les institutions transnationales – telle que l’Union européenne –ne peuvent, par définition, être pleinement démocratiques parce qu’elles sont trop grandes.

Je ne pense pas que la démocratie doive se limiter à un État national. À moins que l’idéal de la démocratie supranationale soit un parlement global. À ce moment-là, en effet, on ne pourra pas réaliser cet idéal tant que les États nationaux exercent une autorité souveraine sur leurs populations. Nous pouvons cependant d’ores et déjà nous engager dans des débats internationaux en tant qu’organisations non gouvernementales, comme experts ou tout simplement comme citoyens du monde intéressés. C’est aussi une forme de participation. L’enjeu est de transférer un tel débat à un niveau global – c’est peut être une tâche qui revient à votre génération.

Donc, la démocratie transnationale n’aura pas la forme d’un parlement global, mais va fonctionner plutôt sous forme de divers centres de débat public, disséminés dans le monde entier ?

Elle revêtira le plus probablement les deux formes. D’une part, il y aura des institutions supranationales, telle que l’Union européenne – que j’apprécie par ailleurs beaucoup. En même temps, notre système politique subira une décentralisation fort avancée.

Special Reports / Une « Société européenne d’individus » ?

Le temps des utopistes numériques

Un entretien de Jarosław Kuisz avec Michel Serres · 28 October 2014
Quel est l’impact des nouvelles technologies sur notre vie ? Jusqu’à quel point les smartphones ont-ils changé la vie de l’homme ordinaire – et quelles peuvent en être les conséquences pour la démocratie ? Jarosław Kuisz pose ces questions à Michel Serres, philosophe français.

Jarosław Kuisz: Vous êtes l’un des plus grands experts dans le domaine de la philosophie de la science et des transformations technologiques du monde moderne. Votre dernier livre porte le titre de « Petite Poucette ». Malgré les apparences, il ne s’agit pas d’une histoire adressée aux enfants …

Michel Serres: J’y ai dessiné le portrait de personnes qui ne peuvent pas se séparer de leur téléphone portable. Qui communiquent avec le monde en cliquant sans arrêt sur le clavier à l’aide d’un ou de deux pouces. Il ne s’agit donc pas d’enfants, mais de personnes qui ont actuellement entre 20 et 35 ans, qui ont grandi entourées des nouvelles technologies. Ces technologies ont discrètement changé et continuent à changer beaucoup d’habitudes culturelles. Notre relation avec le temps et l’espace évolue – comme il est facile de contacter n’importe qui, à n’importe quel moment et où qu’on soit ! Nous nous sommes affranchis de la fixité primaire du téléphone. Nous n’avons plus besoin de prendre des rendez-vous. Nous pouvons envoyer des messages qui peuvent être lus quand l’autre personne le souhaitera. Nous avons cessé d’exister dans le même espace et dans le même temps.

Illustration: Anna Krztoń

Illustration: Anna Krztoń

La Révolution française avait des objectifs similaires : transformer le temps et l’espace.

Vous avez raison. Une révolution se déroule sous nos yeux – une révolution technique, une révolution des mœurs, mais également une révolution politique. Un nouveau concept de citoyenneté est également en train de naître. Le mot « citoyen » vient de la « cité » et l’urbanisation n’aurait pas été possible sans l’invention de l’écriture, qui a facilité la concentration du pouvoir et du savoir. La révolution numérique a bouleversé ces relations. Le savoir, autrefois bien protégé par et pour un groupe de personnes limité, se trouve aujourd’hui à portée de main – il suffit de cliquer. Comme l’écriture a changé les villes à l’époque de la renaissance, le numérique invente des nouveaux espaces et de nouvelles manières d’être ensemble.

Les citoyens sont-ils désormais plus près des personnes au pouvoir ?

La division traditionnelle du politique entre gouvernements et citoyens ne correspond plus à la réalité. Devant nos yeux, un nouveau type de démocratie est en train de se former. Un modèle de relations politiques apparaît, qui ressemble de moins en moins à la Pyramide de Khéops ou à la Tour Eiffel. Et c’est notre position au sein du modèle de communication – en tant qu’auteur ou que récepteur du message – qui décide de plus en plus de notre place dans le système. La « Petite Poucette » a beaucoup plus d’opportunités d’influencer le pouvoir que ses parents ou grands-parents.

Une révolution se déroule devant nos yeux – une révolution technique, une révolution des mœurs, mais aussi une révolution politique. Un nouveau concept de citoyenneté est également en train de naître.

Michel Serres

Quel est votre pronostic concernant l’Europe ? Les nouvelles technologies transforment-elles l’identité du continent, ou tout simplement – l’identité mondiale ?

Les nouvelles technologies nous poussent indubitablement vers la globalité. En rendant possible une communication très facile entre Varsovie et Paris, elles réduisent en même temps la distance entre les Polonais et les Français – et c’est une très bonne nouvelle pour l’Europe. Je me rends bien évidemment compte du fait que tous ne sont pas des enthousiastes de ces changements. L’un des groupes de sceptiques est constitué par les représentants de l’ancienne génération, c’est-à-dire par des personnes ne sachant pas profiter des bienfaits des nouvelles technologies et non adaptées au fonctionnement au sein du monde virtuel. On attribue à Max Planck la phrase que ce n’est pas parce que les expériences et les théories de la physique sont vraies que la science fait des progrès. Non, c’est parce que la génération d’avant prend sa retraite. A l’époque moderne, il était difficile de convaincre de l’importance de l’invention de l’imprimerie des personnes qui ne savaient pas lire – il fallait d’abord les familiariser avec ce nouveau moyen de communication, et cela est toujours difficile pour les personnes âgées. Aujourd’hui, la révolution virtuelle nous oblige à modifier le mode d’enseignement. Nous avons besoin d’une nouvelle pédagogie numérique, tout comme nous avons besoin d’une nouvelle politique.

Et le deuxième groupe de sceptiques face à ce processus?

Il concerne les personnes qui savent se servir des nouveautés technologiques, mais se concentrent sur les conséquences négatives de leur mise en œuvre. Il est évidemment difficile de ne pas être ne serait-ce que partiellement d’accord avec eux. L’apparition des nouvelles technologies a généré de nombreux problèmes, la division entre ce qui est privé et ce qui est public a disparu. Ce processus a en réalité démarré quelques siècles plus tôt – l’invention de l’imprimerie a eu une influence sur la division de l’Europe entre catholiques et protestants et a contribué à l’éclatement des guerres de religion. La recherche de telles analogies ne devrait cependant pas freiner la révolution numérique.

Les changements dont vous parlez sont également liés à l’apparition de nouveaux systèmes d’expertise – d’institutions responsables de la distribution du savoir au sein de la société des réseaux.

Bien sûr. Certaines personnes sont très bien préparées à utiliser les nouvelles technologies, gagnent rapidement le statut d’experts, ce qui leur donne un avantage non seulement intellectuel, mais également pratique. D’autres sont moins bien adaptées. Le mécanisme rappelle donc une sélection naturelle.
Donc ce n’est pas une question liée aux générations ?

Pas seulement. Les questions liées aux générations vont se résoudre très rapidement, lorsque les critiques de la révolution numérique prendront leur retraite et disparaitront. Donc cela n’est pas un problème difficile. Permettez-moi de rappeler : au cinquième siècle avant Jésus-Christ, Socrate et Platon se disputaient sur le bien-fondé de la création d’œuvres écrites. Le plus âgé était un partisan de l’oral, le plus jeune – de l’écrit. Et nous avons des informations sur cette dispute uniquement grâce à la version écrite des dialogues de Platon. C’est ainsi qu’est née la philosophie – dans un contexte de négociation des positions des uns et des autres et de triomphe définitif des partisans de la pérennisation de la communication grâce à l’écriture. Il en est de même aujourd’hui – la révolution numérique donne naissance à de nouveaux savoirs. Elle impacte tous les domaines de la science de nos jours, la biologie, l’astrophysique.

Ce n’est pas parce que les expériences et les théories de la physique sont vraies que la science fait des progrès. Non, c’est parce que la génération d’avant prend sa retraite. Il en est de même avec la démocratie.

Michel Serres

Comment la révolution change-t-elle l’Europe ?

Tout d’abord, la communication entre les États devient plus performante. Les relations deviennent plus égalitaires. Je pense que cela sera de nature à renforcer la communauté européenne. Je l’observe en me regardant moi-même, car malgré mes 84 ans, je me sens chaque année de plus en plus « européen ». Les technologies constituent aujourd’hui un garant incontournable de la paix. La « Petite Poucette », qui a aujourd’hui 25 à 30 ans, si on lui posait la question « quel est ton ennemi », elle ne saurait pas répondre.

Sauf si on demande à quelqu’un qui a récemment voté pour les eurosceptiques d’extrême droite.

Il s’agit de personnes qui ne savent pas bâtir leur propre identité sans le concept d’ennemi. Ils appartiennent à l’ancienne génération, ce sont des attardés. Je ne dirais pas qu’ils sont d’extrême droite. Il ne faut pas les considérer de façon « latérale », de gauche ou de droite, il faut les considérer selon la dimension « longitudinale » : « avant ou après ».

C’est intéressant, car en France l’extrême droite attire actuellement également des jeunes.

Il n’y en a pas beaucoup. Il y a une grande différence entre ce que l’on lit dans les journaux et ce que l’on voit dans la rue. La plupart des jeunes que je connais sont plutôt du genre « Petite Poucette », préférant fonctionner au sein d’une société en réseau multipolaire, et non pas bipolaire, où la droite se bat contre la gauche pour gagner les voix des électeurs. Je suis cependant d’accord pour dire que la révolution numérique est devenue un défi pour le processus d’intégration européenne, qui devra être repensé.

Les médias changent notre perception du monde. Il semble que nous croyons aux phénomènes virtuels. Ce qui est cependant vraiment important, c’est que cette virtualité peut avoir un caractère tout à fait réel, comme lorsqu’un électeur influencé par le message des médias vote pour le Front National.

Oui, cela est vrai : le virtuel passe dans le réel. J’ai un petit service à vous demander : quand vous allez terminer cette interview, tapez sur Internet : « causes de mortalité dans le monde ». Vous allez obtenir un tableau élaboré sur la base des données de l’Organisation Mondiale de la Santé, montrant le nombre de décès attribué à diverses causes. À ma grande surprise, la violence, la guerre et le terrorisme occupent la dernière place sur la liste, en dessous on ne trouve que les accidents d’avion. Plus haut, on trouve le cancer, la mort suite à une dépendance, par exemple l’addiction aux cigarettes. On peut donc dire que Philip Morris fait beaucoup plus de morts qu’Al-Qaïda ou que l’État Islamique. Cela illustre le pouvoir des médias, car c’est à cause d’eux que notre perception des causes de mortalité est si distante de la réalité.

C’est fascinant. Mais qu’est-ce que cela nous dit au juste de notre culture ?

Nous sommes en train de vivre un basculement de culture et de civilisation considérable, comparable au passage de l’oral à l’écrit. Cette autre transformation avait également touché tous les domaines clés de la vie : la politique, la religion, le savoir, les relations humaines, le droit. Aujourd’hui, nous vivons également dans une période de crise à nombreuses dimensions : religion, politique, économie. Le spectre de cette crise ressemble au périmètre et à la violence des transformations des siècles passés. Et c’est justement là que je vois la mission des philosophes contemporains : être des témoins de cette transformation, essayer de la comprendre.

Il n’y a pas longtemps, Ulrich Beck et Daniel Cohn-Bendit se sont exprimés sur un ton très similaire. Que pensez-vous de leur manifeste ?

J’aime les utopies de ce genre. Il n’y aurait pas eu de progrès dans l’histoire de l’humanité sans utopies. Souvenez-vous du socialisme utopique et de ses revendications : sécurité sociale, protection des travailleurs, crèches etc. Ces slogans font désormais partie intégrante du discours public. On peut donc dire que l’heure des utopistes numériques est venue. Et si c’est le cas, il est grand temps que nous réfléchissions sur de nouvelles manières de gérer notre réalité.

Special Reports / Guerre nouvelle ou guerre d’antan ? L’État laïc et les croyants

Guerre nouvelle ou guerre d’antan ? L’État laïc et les croyants

Rédaction de "Kultura Liberalna" · 21 August 2014

Mesdames,

Messieurs,

Cela s’est passé à Kielce. Une employée du maréchalat (préfecture) s’est convertie à l’islam. Elle s’est mise à porter un voile lui couvrant les cheveux et de sombres jupes longues. Les ennuis n`ont pas tardé. Finalement, cette femme a été licenciée. L’employeur prétendait qu’il n’y avait pas eu discrimination religieuse. Cependant, le conseil des prud’hommes a statué en faveur de la femme en considérant qu’elle devrait être rétablie dans l’exercice de ses fonctions dans les conditions initiales.

Les recours ne -sont pas épuisés. Mais, d’ores et déjà, on voit qu’au bout de 10 ans dans l’UE les dilemmes liés au multiculturalisme deviennent les nôtres. L’affaire de Kielce démontre que les controverses ne doivent pas forcément être liées à une immigration de masse. L’une des affaires les plus retentissantes en Occident, ces temps derniers, concernait la réponse à la question de savoir si une crèche privée avait le droit de licencier une éducatrice pour port du voile islamique au travail.

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Special Reports / Guerre nouvelle ou guerre d’antan ? L’État laïc et les croyants

N’ayons pas peur des émotions politiques !

Ivan Krastev · 5 August 2014
Nous sommes à même d’interdire le port de la burqa, mais nous n’allons pas pouvoir interdire les émotions que la burqa suscite. Et c’est justement la peur des émotions politiques qui peut être à la base de la crise du projet européen – affirme le politologue bulgare.

La Cour européenne des droits de l’homme a maintenu l’interdiction, mise en place en France, du port, dans l’espace public, du voile dissimulant tout le visage en motivant son jugement par des raisons de sécurité. Ceux qui critiquent la décision affirment, au contraire, qu’aux temps où la puissance politique de l’islam croît, et que l’avenir de l’Union européenne est compromis, cette interdiction elle-même constitue une menace sérieuse pour la sécurité. Aussi bien les détracteurs que les partisans de la loi française justifient leurs opinions en invoquant des valeurs européennes.

La discussion entre Martha Nussbaum et Alain Finkielkraut est une bonne occasion de se poser la question de savoir ce que sont les valeurs européennes et comment nous devrions les interpréter. Les différences apparaissant dans la définition de la tolérance présentée par les deux philosophes témoignent non seulement de leurs points de vue distincts mais aussi de ce qu’ils ont été éduqués en d’autres temps et milieux. Leur querelle violente me fait penser à la remarque de l’un de mes collègues indiens au sujet des différences existant entre les partisans de la sécularisation indiens et français. « Chacun de nos pays est laïc – remarquait mon ami – mais la sécularisation indienne est une manière de réguler les relations entre différentes communautés religieuses, tandis qu’en France la sécularisation est la religion d’État ».

 

D’où viennent, alors, ces différences, et est-ce que les valeurs européennes, telles que celles qu’a énumérées Finkielkraut, sont la meilleure façon de consolider l’Union européenne ? Ou, peut-être, elles ne font que la mener à l’autodestruction ?

Les libéraux européens ont peur des émotions politiques. En Amérique, on peut avoir un cœur libéral – mais plus en Europe.

Ivan Krastev

À analyser les mécanismes qui garantissent la tolérance (regimes of tolerance) en vigueur en Europe, il faut réfléchir aux débuts historiques de l’Union. Nous oublions souvent que la naissance de l’UE n’a pas été que le résultat des expériences destructrices de la Seconde Guerre mondiale, mais qu’elle a également apporté une narration ayant permis aux sociétés européennes de renoncer à leurs empires d’outre-mer. Dans un certain sens, l’Union européenne et l’Inde sont autant de projets postcoloniaux. L’Union est née suite au rejet, non seulement d’un nationalisme ethnique, mais aussi de la diversité impérialiste. Les gouvernements des pays coloniaux, comme la France ou la Grande-Bretagne, ont mis à profit le projet européen d’intégration pour gagner une partie de la société à l’idée de renoncer aux colonies en soulignant l’importance de la cohérence sociale et culturelle.

En France, c’est la tradition républicaine qui a aidé à se faire une raison de la perte de l’Algérie. C’est justement ce mode d’argumentation, en faveur du projet européen, qui est nettement visible dans le débat actuel. Ainsi, paradoxalement, la position intellectuelle de Finkielkraut s’explique au mieux par le caractère universaliste du républicanisme et les expériences du processus de décolonisation.

Il me semble que, dans la critique du libéralisme communautaire à laquelle se prête Martha Nussbaum, il est particulièrement essentiel, par contre, d’attirer l’attention sur la peur que les libéraux européens ont des émotions politiques. Dans la tradition libérale européenne, la méfiance face aux émotions politiques est bien plus forte que dans la tradition américaine. En Amérique, on peut avoir un cœur libéral – mais plus en Europe. Pour reprendre la terminologie d’Albert Hirschman — économiste et politologue américain — on peut dire que sur le Vieux Continent le libéralisme s’associe à une nette distinction faite entre ses propres passions et intérêts et un combat continu pour maintenir les émotions en dehors de la vie politique. Mais comment peut-on se priver de passions dans le monde de la culture contemporaine qui revêt avant tout un caractère visuel et souligne que nous devrions justement croire les émotions ?

Martha Nussbaum a raison de dire que la tolérance ne peut être assurée que par des systèmes qui sont des régimes de maîtrise des émotions. Il n’est pas à exclure que c’est justement la peur des émotions qui est à la base de l’actuelle crise du projet européen. Nous sommes à même d’interdire le port de la burqa, mais nous n’allons pas pouvoir interdire les émotions que la burqa suscite.

Special Reports / Guerre nouvelle ou guerre d’antan ? L’État laïc et les croyants

Recette d’une catastrophe sociale

Propos de Charles Taylor recueillis par Jarosław Kuisz · 5 August 2014
Au lieu de stigmatiser les immigrés, il faut travailler à susciter en eux un sentiment d’appartenance au nouveau pays. Faute de quoi leurs frustration et sentiment d’exclusion vont aller s’approfondissant, tout comme les clivages sociaux – considère le philosophe canadien.

Jarosław Kuisz: Il y a plus de vingt ans, vous avez publié un essai célèbre sur le multiculturalisme où vous avez tâché de démontrer comment, dans les démocraties libérales, pouvaient coexister de diverses communautés issues de différentes cultures et présentant des visions distinctes du bien commun. Aujourd’hui, les idées du multiculturalisme semblent battre en retraite. Pourquoi ?

Charles Taylor: Mon essai se proposait de répondre à une question très générale : comment devons-nous approcher des cultures radicalement différentes de la nôtre ? Les gens croient comprendre les cultures étrangères, mais nous constatons sans cesse qu’il n’en est rien. Un bon exemple de cette incompréhension, c’est l’islamophobie insensée, généralisée dans les pays occidentaux. Peu nombreux sont ceux qui se rendent compte de ce que l’islam est extrêmement différencié s’agissant des formes de spiritualité et de la relation à autrui. Au Pakistan et au Sénégal, les formes de religiosité sont diamétralement différentes. Ce qui fait que, dès que j’entends à la télévision que l’islam, dans sa totalité, est ceci ou cela, je coupe tout simplement la télé.

De l’avis de Martha Nussbaum, l’interdiction de port de la burqa, mise en place en France, est un exemple de l’islamophobie. Nussbaum rejette les arguments avancés par les partisans de l’interdiction qui invoquent ne serait-ce que le principe de laïcité de l’État français, des raisons de sécurité et le droit des femmes à être libres de toute contrainte religieuse. Alain Finkielkraut, philosophe et l’un des plus fervents partisans du maintien de l’interdiction,  ajoute aux arguments susmentionnés encore une exigence : les gens qui arrivent en France devraient s’adapter à sa culture et à ses principes. Quelle est la position, dans ce conflit, qui vous est plus proche ?

Il y a une chose où Finkielkraut a certainement raison. Si certains groupes n’acceptent pas les droits de l’homme, les règles de la démocratie ou les principes d’égalité, cela va sans aucun doute mener à des tensions sociales. Nous devons aboutir à un accord quant à certaines valeurs fondamentales. Mais, l’interdiction du port de la burqa enfreint les valeurs constituant les bases libérales de la démocratie, et ceci de deux manières. Premièrement, cette interdiction suppose que nous connaissions les véritables motivations des femmes qui portent la burqa. Or, dans un État libéral, l’employeur ne peut pas décider arbitrairement de la signification de tel geste ou autre.  Deuxièmement, on ne peut pas prétendre que le port de la burqa enfreint les valeurs de la République française car les gens ont, à vrai dire, des opinions différentes lorsqu’on leur demande ce que ces valeurs sont. Finkielkraut dit beaucoup de bêtises, mais moi je ne veux pas pour autant le mettre en prison, encore que ses opinions soient, à mon avis, en contradiction avec les principes de l’État libéral qu’est la France. Au nom de la défense du libéralisme, les gens qui pensent comme ça demandent, à vrai dire, la limitation des libertés civiques. C’est triste.

Pourtant, bien des Français, dont des représentants des intellectuels français, soutiennent ces idées-là, seulement – à ce jour – peu nombreux ont été ceux qui ont eu le courage de l’avouer, ouvertement. Selon eux, il faut défendre la république et le principe de laïcité. Ils seraient fort nombreux puisque le dernier livre de Finkielkraut, « L’identité malheureuse », s’est vendu en France à merveille.

Au niveau psychologique, je comprends ces sentiments. Les sociétés occidentales doivent accueillir beaucoup d’immigrés, dont des musulmans, en raison de leur difficile situation démographique. Un changement social brutal fait naître des préoccupations. C’est bien normal. Au début, le problème d’assimilation des nouveaux arrivants peut paraître difficile, mais il ne l’est pas. La pire des choses que l’on pourrait faire, dans une telle situation, c’est de créer des différences artificielles qui ne trouvent pas de confirmation dans la réalité. Nous n’avons pas le droit d’inventer, tout simplement, des raisons pour agresser les immigrés.

Actuellement, le droit français – interdisant le port de la burqa – enfreint le principe d’égalité en distinguant certains citoyens et en leur imposant des restrictions qui ne concernent pas les autres.

Charles Taylor

Finkielkraut répondrait qu’il ne s’agit là ni d’inventer des raisons pour attaquer, ni de discriminer qui que ce soit, mais tout simplement d’appliquer les mêmes principes à tous les Français. Lorsqu’en 1905 a été mise en place la totale séparation de la religion et de l’État, les catholiques français ont dû s’adapter à la nouvelle loi. Pourquoi en serait-il autrement des  musulmans ?

Certaines privations que l’on avait exigées des catholiques ont été inutiles. En outre, le fait d’avoir commis, dans le temps, des injustices à l’égard des catholiques ne doit pas signifier qu’il faille les reproduire à l’égard des musulmans. La question fondamentale est de savoir quels sont les objectifs que doit réaliser le principe de laïcité de l’État. Selon moi, on peut en énumérer deux, les plus importants. Le premier, c’est l’égalité – l’État ne peut pas soutenir une religion contre une autre. Le second objectif, c’est d’assurer aux gens la liberté d’agir selon leur conscience. Toute violation de ce principe exige de donner de sérieuses justifications. En cas contraire, elle est inadmissible.

Quelle est donc votre opinion au sujet de la polémique entre Martha Nussbaum et Alain Finkielkraut ? Nussbaum dit que les Européens et les nouveaux arrivants doivent s’adapter mutuellement et se traiter avec respect, tandis que le modèle de la totale laïcité de l’État ne le permet pas. Finkielkraut dit, par contre, que les nouveaux arrivants devraient s’adapter aux normes en vigueur dans un pays donné, ou bien se chercher une place ailleurs. Le philosophe français croit défendre ainsi la civilisation occidentale qu’il aimerait protéger contre la subordination à la culture de nouveaux immigrés.

La règle majeure de la démocratie veut que des citoyens égaux décident ensemble des principes de leur coexistence. Se reconnaître réciproquement comme membres à droits égaux d’une communauté donnée est la condition indispensable de fonctionnement de la démocratie. Actuellement, le droit français – interdisant le port de la burqa – dément cette règle parce qu’il distingue certains citoyens et leur impose des restrictions qui ne concernent pas les autres. Une démocratie libérale ne peut pas créer deux classes de citoyens. Se prononçant pour le maintien de l’interdiction, Finkielkraut fait outrage, à vrai dire, aux principes républicains qu’il prétend soi-disant défendre.

À son avis, la proposition de Nussbaum c’est par contre la manifestation d’un impérialisme américain latent. La philosophe américaine veut façonner tous les pays occidentaux à l’image et à la ressemblance des États-Unis avec leur approche spécifique des immigrés. Finkielkraut considère que ce modèle n’a pas fait ses preuves en France et qu’il va menacer la culture française.

Dans un certain sens, il a raison, parce que les États-Unis sont un pays fondé sur l’immigration. Les pays de l’Europe occidentale ont ouvert leurs frontières il y a relativement peu de temps et ne savent pas encore comment faire face à ce défi. Mais, la solution proposée par Finkielkraut, au lieu d’améliorer la situation, ne va que l’aggraver. Les tensions à caractère racial qui, en 2005, ont  dégénéré en troubles dans les banlieues de Paris, ont été provoquées par la discrimination qui persiste en France. Les gens sont jugés non seulement selon leurs prénoms ou patronymes et religion, mais aussi selon leur domicile. Ceux qui habitent des quartiers les « moins bons » ont nettement moins de chances de trouver un emploi, même s’ils ont les compétences requises. Maintenir que les gens d’origine étrangère ou d’une autre religion sont une menace pour la culture française va sans nul doute approfondir encore cette discrimination – les gens commenceront à se poser la question : pourquoi je dois donner du travail à quelqu’un qui constitue une menace pour ma culture ? De telles attitudes enveniment la démocratie occidentale.

Le philosophe français affirme qu’on ne discrimine pas les habitants des banlieues. Bien au contraire, on s’érige en défenseurs des femmes qui sont discriminées dans des communautés religieuses.

On ne peut pas prendre au sérieux une telle affirmation, parce que les femmes sont punies pour le port des burqas et, derrière ce droit, il y a surtout la peur d’extranéité et non pas la volonté de lutter contre la discrimination des femmes. Une peur semblable des immigrés va aussi apparaître en Pologne. Votre pays a remporté un grand succès économique et sera de plus en plus attrayant pour les immigrés. Vous aurez aussi toujours plus besoin de leur travail. C’est un grand défi pour des leaders politiques et sociaux du niveau local. D’un côté, les préoccupations liées avec un changement social si important sont compréhensibles, de l’autre côté il faut veiller à ce qu’elles n’échappent pas au contrôle et ne provoquent pas une catastrophe sociale.

Les troubles dans la banlieue de Paris de 2005 ont été provoqués par le maintien de la discrimination. Non seulement les prénoms ou patronymes et la religion professée, mais aussi le lieu de domicile servent à évaluer les gens.

Charles Taylor

Quelles sont les solutions auxquelles la Pologne pourrait avoir recours ? Bien que le nombre d’immigés, notamment du Vietnam, croît rapidement dans les villes polonaises, nous n’avons toujours pas connaissance du genre de tensions sociales auxquelles nous avons affaire dans les banlieues françaises. Nous préférons ne voir ni le problème, ni les immigrés eux-mêmes.

Les craintes à caractère racial ne peuvent être surmontées que grâce aux connaissances sur l’autre culture et au contact avec ses représentants. En leur absence, ce sont les fantasmes au sujet de l’« autre » qui l’emportent et qui n’ont rien de commun avec les faits. Il faut donc mettre en place des solutions susceptibles d’empêcher la création de barrières entre les groupes sociaux. Il est aussi important que les immigrés soient insérés dans les circuits de la culture locale.

La pire des situations à laquelle nous avons affaire, c’est lorsque le contact avec les immigrés n’est pas direct, mais s’opère, par exemple, par l’intermédiaire des médias qui, plus d’une fois, en quête de sensations, dénaturent en effet l’image de la réalité, se concentrent uniquement sur des comportements négatifs d’immigrés et les problèmes liés avec leur intégration. Si quelqu’un me dit que tous les Polonais sont idiots ou xénophobes, il m’est facile de le contredire en évoquant mes expériences de rencontres avec des Polonais. Mais si l’on n’a pas de telles expériences, il sera d’autant plus facile de convaincre avec ce genre d’affirmations simplistes.

Pourtant, les leaders politiques européens — Angela Merkel, David Cameron et Nicolas Sarkozy, lorsqu’il était encore président de la France — disaient ouvertement que la politique du multiculturalisme a échoué et que les pays occidentaux devraient plutôt se concentrer sur la défense de leurs propres cultures.

Cela dépend ce qu’on entend par multiculturalisme. Pour moi, c’est avant tout une forme d’intégration des immigrés au sein de leur nouvelle société. Or, pendant très longtemps, les Allemands, par exemple, n’ont pas voulu reconnaître la présence des immigrants en prétendant que c’étaient uniquement des Gastarbeiter. Et on n’a pas à intégrer des travailleurs immigrés si, une fois qu’ils auront gagné de l’argent, ils retournent chez eux. Au Québec, dont je suis originaire, les enfants des immigrés ont été immédiatement intégrés dans le système éducatif où on leur apprenait le français et la culture locale. Il fallait éviter qu’ils se sentent outsiders et soient reconnus comme tels. C’est là une base absolue de toute politique d’immigration dont on a fait en Allemagne peu de cas. Aujourd’hui, on n’y manque pas d’enfants nés dans des familles turques qui ne savent bien parler ni l’allemand, ni le turc. Une telle situation, c’est une recette toute faite de l’exclusion sociale.

En France aussi, le défi le plus important, c’est justement la deuxième et la troisième génération des immigrés, soit des personnes nées déjà en France, mais toujours à l’épreuve de certaines formes de discrimination. Ces gens-là n’ont pas de pays où ils pourraient revenir, et en France ils ne se sentent pas non plus chez eux.  

Et c’est pourquoi, au lieu de les stigmatiser, il faut redoubler d’efforts en vue de susciter en eux un sentiment d’appartenance. Faute de quoi leur frustration ne va que croître.

Special Reports / Guerre nouvelle ou guerre d’antan ? L’État laïc et les croyants

La burqa, une forme d’exhibitionnisme

Entretien avec Olivier Roy. Propos recueillis par Jarosław Kuisz · 5 August 2014
Est-ce discriminer que d’interdire le port de la burqa ? Olivier Roy, Français et connaisseur de l’islam considère que non. Le port de la burqa, assure-t-il, est une décision individuelle d’un groupe restreint de femmes, bien instruites et pas du tout soumises aux hommes. Et c’est un total malentendu que de dire que cette interdiction vise le projet européen de multiculturalisme.

Jarosław Kuisz : La Cour européenne des droits de l’homme vient de décider que les dispositions légales françaises interdisant le port de la burqa dans l’espace public ne pouvaient pas être considérées comme une violation des droits de l’homme. En dépit de la plainte d’une jeune femme, la Ve République peut donc continuer àexiger que les musulmanes découvrent leurs visages. Que pensez-vous de cet arrêt ?

Olivier Roy : S’agissant de la sphère confessionnelle, la Cour de Strasbourg laisse aux États européens une grande latitude,. Elle considère que l’histoire des relations entre la religion et l’État est, dans chaque pays, différente et spécifique. Dans chacun d’entre eux, la forme actuelle de ces relations est déterminée par l’histoire. La France est un pays traditionnellement laïc. En Irlande et en Pologne il y a, au contraire, domination d’une Église et d’une culture catholiques sur la vie publique.

La mise en œuvre des droits de l’homme dépendrait donc du contexte ?

La liberté religieuse n’est pas un droit abstrait, vidé de tout contexte. Mais, une autre question s’y ajoute : la Cour européenne des droits de l’homme peut d’autant plus facilement soutenir la position de la France que le port de la burqa –à l’encontre de celui du voile, couvrant les cheveux – fait l’objet d’un désaccord entre les oulémas, les théoriciens musulmans de la loi. Qu’une femme porte la burqa ou non est donc le résultat d’une interprétation individuelle, d’un choix personnel. Ce qui fait que la Cour peut d’autant plus facilement dire que l’on peut limiter ce droit individuel pour incompatibilité avec la norme régulant la vie sociale d’une communauté, ici celle de la Ve République.

Et cela ne vous inquiète pas que la loi sur la burqa concerne, en France, àpeine quelques centaines de personnes et qu’elle sert d’outil populiste contre la minoritémusulmane et ne vise pas à résoudre le problème réel des visages dissimulés ? 

Cette loi jouit d’un grand soutien de l’opinion publique et de l’Assemblée nationale. Ce qui est le plus important, ici, c’est sa dimension symbolique concernant la définition de la limite où commence l’intégrisme. L’interdiction de la burqa ne concerne pas la possibilité du port du voile. Ce que d’ailleurs a très bien compris la Cour de cassation, quand elle a légiféré, récemment, sur l’affaire dite Baby-Loup, c’est-à-dire le licenciement d’une salariée qui portait le voile dans une crèche. La Cour de cassation a refusé de faire de l’interdiction du voile sur le lieu de travail un principe général. Et elle a dit que c’était uniquement un problème de contrat de travail. On voit donc que nous avons affaire ici à la recherche d’un compromis entre les divers principes concernant le port du voile et de la burqa.

Dans son entretien avec  „Kultura Liberalna” Martha Nussbaum affirme que les Européens devraient, àvrai dire, changer leur manière de penser s’agissant de l’islam. Elle propose un modèle d’accommodation mutuelle [mutual accomodation] des chrétiens et des musulmans. Elle dit que le modèle de la laïcitéprovoque bien plus de troubles sociaux que l’adoption de cette perspective d’« accommodation ».  Les décisions de la Cour dont on parle excluent, en pratique, cette proposition.

Je pense que la conception de l’accommodation mutuelle ne fonctionne pas bien dans le cas de la burqa. Elle suppose qu’on a affaire à deux communautés : une société d’accueil et une autre, celle des immigrés, dont chacune revendique la reconnaissance de sa culture. Mais la situation est différente. La majeure partie des femmes qui portent la burqa se sont converties à l’islam et ne sont pas nées musulmanes. La conversion et l’apostasie ont toujours suscité des émotions extrêmes. Donc, il ne s’agit pas là d’une négociation entre l’islam et la laïcité, mais entre des individus et la société. Au contraire de la circoncision, de la nourriture halal ou casher, voire du voile où entrent en jeu certains principes acceptés par une communauté confessionnelle donnée, le port de la burqa ne concerne pas, à vrai dire, la vie collective. Par leur geste, les femmes dissimulant leur visage ne manifestent rien à la communauté, elles ne font qu’étaler leur choix personnel. Ce n’est donc aucunement un problème de multiculturalisme. La burqa n’a été importée par aucun groupe culturel. Personne ne porte la burqa en arrivant en France. C’est une reconstruction religieuse, faite par des femmes de la seconde génération, ou converties à l’islam, qui adoptent une conception extrêmement fondamentaliste de la religion. Qui plus est, c’est une certaine forme d’exhibitionnisme. Ces musulmanes ne cessent de parler de la burqa dans les médias en évoquant d’une manière érudite la discrimination dont elles sont victimes. En majeure partie, ce sont des femmes célibataires et fort bien instruites. Elles se prononcent pour une certaine forme de féminisme, sont très opposées à la pornographie, elles soulignent le droit à disposer de son corps, etc. Soulignons-le : statistiquement, ce ne sont pas des femmes soumises qui portent la burqa, bien au contraire.

Personne ne porte la burqa en arrivant en France. C’est une reconstruction religieuse, c’est le fait de femmes de la seconde génération, ou converties à l’islam. Qui plus est – c’est une forme d’exhibitionnisme.

Olivier Roy

Pourtant, àvouloir suivre l’argumentaire de Nussbaum, on pourrait dire que la sociétéqui accueillit des immigrés, si les idéaux d’hospitalitélui sont proches, ne devrait pas interdire la burqa –même si son port est le résultat d’un choix personnel.

Ce n’est qu’un discours moralisateur. Le problème n’est pas d’être accueillant à l’égard des immigrés ou pas, mais de savoir comment nous traitons un signe  religieux dans l’espace public. Il s’agit là d’un principe fondamental de la loi sur la séparation des Églises et de l’État de 1905. Elle n’interdit pas les signes religieux dans l’espace public. Elle organise les modalités de leur usage. Ainsi, dans l’affaire de la burqa, il s’agit d’une reconstruction de l’espace public en fonction de nouvelles exigences religieuses, et non point d’un compromis quelconque entre groupes sociaux. Les plus importantes organisations musulmanes françaises ne demandent pas l’autorisation du port de la burqa, mais s’opposent à l’interdiction du port du voile.

Vous êtes, peut-être, trop conciliant ? Quand nous avons parléavec Alain Finkielkraut, il posait le problème en des termes bien plus fermes que vous. Il a dit que tous ceux qui arrivent en France doivent s’adapter àsa culture.

Mais c’est de la rigolade. Si Finkielkraut le dit, cela signifie qu’il raisonne en termes d’identité française. Or l’ennui, c’est qu’il n’y a aucune identité française ! Il n’existe aucune société française homogène qui, brusquement, vient d’être confrontée à des éléments hétérogènes. La société des bords de la Loire a toujours été hétérogène, des éléments laïcs s’y opposant à d’autres, catholiques en particulier, ou encore les communistes s’affrontant à tous les autres, etc. Le combat entre la laïcité et le catholicisme a duré tout le XXe siècle, jusqu’en 1984, lorsqu’on a aboli la loi Savary – loi controversée parce que visant l’autonomie des écoles privées.

En Suisse, la première génération des musulmans a voulu ériger des mosquées sur le modèle de celles de la Turquie. Mais on a interdit de construire des minarets. Si aujourd’hui ils construisent des temples intégrés dans le paysage, c’est le résultat de l’adaptation et non pas de la violence.

Olivier Roy

Votre conseil est donc de prendre un peu plus de distance quand on envisage la souffrance de musulmans qui ne se sentent pas comme « chez eux »au sein de la sociétéfrançaise ?

Il n’y a là aucune souffrance mais l’ajustement d’un certain système de normes religieuses à un espace public laïcisé. Avec l’Église catholique cela a duré 70 ans. Avec les musulmans, ce processus est plus rapide, mais fait naître d’énormes tensions. Notamment, lorsque le moment vient où cela devient un processus que j’appelle formatage. Prenons l’exemple des mosquées. Les premières générations voulaient construire des mosquées qui ressemblent à des mosquées turques ou marocaines. Ce qui s’est heurtéà une violente réaction de la part des Européens. En Suisse, cela s’est terminé par l’interdiction des minarets. Mais l’interdiction des minarets n’est pas l’interdiction des mosquées. C’est l’interdiction d’un signe culturel attachéà la mosquée, mais qui n’est pas exigé par la religion. Aujourd’hui, des musulmans de la seconde génération construisent des mosquées parfaitement intégrées dans le paysage, qui ne sont pas des mosquées orientales. Ce n’est pas une question de violence. C’est une question d’adaptation.

Mais, dans l’avenir, àquoi va servir un tel modèle d’adaptation ? Est-ce qu’il ne va pas provoquer, en conséquence, la souffrance de gens qui aimeraient se conforter dans leur identitéreligieuse ?

Pas du tout. Nous sommes témoins d’une crise du rapport entre société, État et nation. Nous observons les conséquences de l’affaiblissement de la subjectivité des États nationaux, fruit de l’intégration européenne, tout comme d’une immigration, numériquement plus importante, et enfin  – de la crise économique. Et dans toutes les affaires socialement essentielles, il ne doit pas forcément s’agir de cette identité malheureuse quoiqu’il soit à la mode d’en parler. L’identité n’est rien d’autre qu’un mot magique servant à conjurer la réalité, à  dissimuler les véritables problèmes. Il vaudrait mieux parler tout simplement de la souffrance qui est le fruit de la xénophobie. Le racisme est bien réel, et il n’a rien à voir avec l’islamophobie.

Il n’y a pas de multiculturalisme, ça n’a jamais existé. Le débat à ce sujet fausse complètement celui sur la religion.

Olivier Roy

Êtes-vous d’accord avec David Cameron et Angela Merkel pour dire que le multiculturalisme a échoué ?

Il n’existe aucun multiculturalisme, et il n’a jamais existé. Qui plus est, le débat à son sujet fausse complètement celui qui porte sur la religion. Remarquez, la deuxième, la troisième génération des immigrés ne demandent pas du tout à parler, manger, s’habiller arabe. Ils demandent des droits religieux. Ils ne s’inscrivent pas donc dans le cadre de la discussion sur le multiculturalisme, mais sur la liberté religieuse qui, en Europe, a toujours été contrôlée. Et dans une certaine tradition européenne de formatage de l’élément religieux par le politique.

Special Reports / Les femmes croyantes sont-elles dangereuses pour la démocratie?

Les femmes croyantes sont-elles dangereuses pour la démocratie?

« Kultura Liberalna » · 22 July 2014

Mesdames,

Messieurs,

églises désertées, mariages civils, actes d’apostasie en masse – il y a quelques années encore prédominait la conviction que la sécularisation de l’Occident était inévitable. Aujourd’hui, personne n’oserait plus avancer une telle thèse sans de sérieuses réserves. On entend partout parler du retour du religieux. Les tensions liées à ce qu’on appelle « l’affaire du professeur Chazan» [1] ou la querelle au sujet du spectacle « Golgota Picnic »2 s`inscrivent donc dans une perspective plus vaste. En Europe de l’Est et de l’Ouest, les craintes prennent cependant une allure différente.

Dans les pays situés à l’ouest de la Pologne, les conflits concernent souvent les symboles de l’Église catholique dans l’espace public. La présence de l’islam suscite néanmoins des inquiétudes encore plus grandes. En 2009, c’est par référendum que Suisses ont décidé de l’interdiction de construction des minarets. Mais c’est le mot « burqa » qui sème une véritable terreur. Les visages féminins voilés dans l’espace public ont été considérés comme la preuve définitive de la violation du principe de laïcité. La France s’est mise à harceler les femmes voilées intégralement en les soumettant à des amendes. Si nous rappelons, en outre, qu’il y a quelques années on a claironné la défaite politique du multikulti, il est bon de se poser la question de savoir où va le Vieux Continent.

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Special Reports / Les femmes croyantes sont-elles dangereuses pour la démocratie?

Le libéralisme a besoin d’amour

Entretien de Jarosław Kuisz avec Martha Nussbaum · 22 July 2014
La philosophe et femme politique américaine explique pourquoi, selon elle, l’interdiction du port de la burqa constitue un signe d’islamophobie, comment pouvons-nous aborder la question de la violence à l’égard des femmes et pourquoi elle croit que l’homme a une tendance inhérente au mal.

Jarosław Kuisz : Vos livres sont une mise en garde intellectuelle pour les sociétés occidentales. Pourtant, des intellectuels, même connus, semblent comprendre votre message de façon erronée. Permettez-moi de vous en donner juste un exemple. Interrogé sur votre opinion selon laquelle la France succombe à l’islamophobie, Alain Finkielkraut a considéré que vous ignoriez le problème de la violence faite aux femmes et que vous faisiez « comme si la question de l’islam en Europe était un nouveau chapitre de la xénophobie européenne ». Selon lui, « il faut avoir de la mémoire, mais rabattre systématiquement la situation actuelle sur les années 1930, c’est de l’idéologie ». Comment commenteriez-vous cette constatation d’Alain Finkielkraut?

Martha Nussbaum : À vrai dire, il ne répond pas aux arguments présentés dans mon livre, c’est pourquoi il m’est difficile de donner une réponse à cette question. J’y ai avancé cinq arguments utilisés pour justifier l’interdiction du port de la burqa, puis j’ai dit comment, à les suivre jusqu’au bout, cela pourrait amener à la mise en place de l’interdiction de bien des pratiques présentes dans la culture majoritaire. J’aimerais entendre sa réponse précisément à ces arguments. Compte tenu du fait que mon activité professionnelle se concentre, dans une grande mesure, sur la stigmatisation de tels phénomènes, l’affirmation que je sous-estime la violence à l’égard des femmes est absurde. Plusieurs fois, j’ai déclaré publiquement que tout recours à la violence physique ou à la menace d’y recourir en vue d’obliger les femmes ou les filles à porter des vêtements religieux devrait être illégal et, de fait, est déjà illégal et que la législation condamnant la violence domestique et les abus commis contre les enfants devrait être encore renforcée, plus qu’elle ne l’est actuellement.

Illustration: Magdalena Marcinkowska

Illustration: Magdalena Marcinkowska

Est-ce que la violence à l’égard des femmes est un problème particulièrement brûlant dans la culture musulmane ?

Pas du tout. Il existe un grand nombre des données selon lesquelles dans la majorité des cultures de l’Europe et de l’Amérique il y a bien des exemples de violence contre les femmes.

Et si la femme n’est pas forcée de suivre un code religieux strict, mais affirme son choix libre ?

C’est une autre paire de manches. Il se peut que ce soit là une question de pression exercée au sein d’une génération, mais nous y avons également affaire quand il s’agit de porter des mini-jupes, de se faire grossir les seins ou de se prêter à d’autres pratiques acceptées dans la culture majoritaire, qui font des femmes une marchandise consommée par les hommes. Est-ce que ce type de pratiques devrait être illégal ?

Et la contrainte émotionnelle ?

Peut-être une jeune femme porte-t-elle des habits religieux à cause des contraintes émotionnelles qu’elle subit au sein de sa famille, mais cette pression est aussi présente dans notre culture. Mon père m’a dit qu’il ne paierait pas mes études, si je me montrais publiquement dans un groupe avec des Afro-Américains. C’était sans nul doute l’exercice d’une sorte de pression émotionnelle, mais je ne pense pas qu’elle doive être considérée comme illégale. Tout le temps, les parents exercent des pressions sur leurs enfants, de diverses manières que l’on pourrait traiter de désagréables, voire immorales, mais si le gouvernement devait toujours intervenir, ce serait s’immiscer trop loin dans la vie privée.

Tout recours à la violence physique ou à la menace d’y recourir en vue d’obliger les femmes ou les filles à porter des vêtements religieux devrait être illégal.

Martha Nussbaum

Face à la crise de 2008, beaucoup d’intellectuels se sont intéressés à la possibilité de mise en place de certains changements révolutionnaires dans tout le “système”. Ils ont cherché appui non seulement auprès des jeunes et de différents mouvements d’”indignés”, mais ils ont a aussi dépoussiéré à la hâte certaines œuvres de Marx et de ses partisans. Et vous, par contre, vous allez délibérément à l’encontre de ce courant intellectuel. Vous préférez approfondir avec vos étudiants John Rawls, analyser ses ouvrages les plus importants et postuler… une plus grande stabilité des principes et des institutions politiques. Comment expliquez-vous cette différence ?

La pensée de Rawls reste pour moi une source d’inspiration incessante. Je le considère comme le plus grand représentant de la pensée politique du XXe siècle, peut-être parce que j’ai toujours été une social-démocrate libérale, mais jamais une marxiste. Lorsque, dans les années soixante-dix, mes amis rejoignaient les groupes marxistes, moi, je collais des enveloppes pour Eugene McCarthy, un sénateur libéral du Minnesota qui s’opposait à la guerre et était candidat à la présidence. J’ai toujours été pour une discussion publique libre et la mise en œuvre de changements progressifs. Dans mon livre Political emotions : why love matters for justice1, j’essaie de montrer de quelle manière la culture politique de l’émotion peut consister en la protection, largement comprise, de la liberté de la parole et la liberté du débat public.

À l’heure actuelle, nombre de détracteurs de l’idée de correction politique se présentent cependant comme “dissidents” et défenseurs de la liberté d’expression. Jusqu’à quel point, à votre avis, les émotions négatives doivent-elles être acceptées dans une démocratie libérale ? Ou, peut-être, il ne s’agit pas là des émotions elles-mêmes, mais de savoir quel mode d’expression de ces émotions est acceptable/inacceptable ?

Souvent, le débat à ce sujet me semble être assez primitif, à défaut de distinguer les normes et les droits sociaux. Je crois qu’à vrai dire il ne faut interdire aucun propos, mis à part des cas évidents de déformation des propos d’autrui, de faux témoignage et de publicité mensongère.

Cependant, tout ce qui est permis, n’est pas judicieux, et chaque couche sociale a ses propres normes intérieures dans ce domaine. Le « New York Times » ne va pas publier des mensonges racistes ; à l’université, on devrait renforcer les règles de civilité, etc. Pour ce qui est de la « correction politique », c’est tout simplement de la civilité. Il est inadmissible que l’enseignement ait lieu dans un environnement où divers groupes peuvent sans cesse s’agresser verbalement. Parfois, les gens ne se rendent pas compte que ce qu’ils disent d’habitude peut être offensant pour un groupe, et ils s’irritent, quand on leur suggère qu’il ne faut pas s’exprimer ainsi. La « correction politique », c’est – à vrai dire – demander une compréhension emphatique aux opinions des autres, ce qui, à coup sûr, ne peut pas être mauvais en cours ou lors d’un débat politique.

Dans de nombreux pays, l’opinion publique libérale utilise à contrecœur un langage qui pourrait entraîner la recrudescence du nationalisme. Même les fêtes patriotiques sont traitées avec prudence, car elles peuvent dégénérer en la manifestation d’un nationalisme dangereux. Que pensez-vous d’un patriotisme moderne et est-ce que quelque chose comme un patriotisme libéral est possible aujourd’hui ?

Eh bien, si les libéraux cèdent le droit à de fortes émotions patriotiques à leurs opposants, ils commettent une grave erreur. Je ne crois pas que le patriotisme – que je définis comme une forte émotion, une forme d’amour de la nation – doive être automatiquement identifié à un nationalisme autoritaire. Dans mon livre, il y a en effet force d’exemples de ce que le patriotisme libéral impulse à adopter une approche globale. Tout aussi bien Lincoln, Franklin Delano Roosevelt que Gandhi ont été partisans de l’amour en tant que valeur universelle. Mais ils considéraient que l’amour devait commencer par ce qui est connu et visible, et que le peuple remplissait un rôle essentiel dans l’édification d’un monde équitable. Je ne vois pas de raison pour laquelle ce genre de patriotisme libéral ne doive être possible de nos jours.

Par contre, les exemples des figures patriotiques libérales que vous citez sont de grands personnages du passé…

Je ne donne pas beaucoup d’exemples actuels, parce je considère que nous n’avons pas une distance suffisante pour pouvoir les analyser honnêtement. C’est pourquoi, je m’arrête au moment du recouvrement de l’indépendance par l’Inde. Dans mes considérations au sujet des villes et de l’art dans l’espace public, je donne cependant des exemples tirés du Chicago de ces dernières années. Je montre comment la sculpture, la musique et l’architecture consolident des valeurs positives. Dans le monde d’aujourd’hui, il n’y a rien qui fasse que le projet que je décris serait impossible à réaliser. En même temps, la domination de la télévision et de l’internet fait naître de nouveaux défis.

Je crois qu’à vrai dire il ne faut interdire aucun propos, mis à part des cas évidents de déformation des propos d’autrui, de faux témoignage et de publicité mensongère.

Martha Nussbaum

Quelle allure devrait avoir l’enseignement d’un patriotisme critique – dans un monde notamment où les humanités sont constamment marginalisées à l’école et à l’université ? Qui devrait se charger de cette mission – les établissements privés, les organisations non gouvernementales ou les milieux intellectuels ?

Je crois que cela dépend du pays. Dans certains pays, les idéaux de la pensée critique et d’une imagination humaniste continuent à être appréciés. C’est le cas de l’Écosse, de la Corée du Sud, de l’Irlande, jusqu’à une certaine mesure de l’Allemagne, des Pays-Bas et des États-Unis, du moins au niveau du monde universitaire et de la recherche. Certes, c’est un combat incessant, mais nous ne nous rendons pas ! Je considère que les facultés des lettres et sciences humaines devraient faire état de l’importance de leur mission, et cela n’est pas toujours fait efficacement. Des fonds privés peuvent s’avérer parfois utiles, comme par exemple en Allemagne ou en Grande-Bretagne, mais les donateurs ne devraient pas dicter les programmes d’études. Le principe de l’autonomie du corps enseignant et du contrôle de l’embauche des enseignants ainsi que du contenu de l’enseignement devrait être clairement défini.

Vous êtes partisane de la conception qui veut qu’on ait besoin d’amour non seulement dans une société idéale, mais aussi maintenant : « dans une société véritable, imparfaite, qui aspire à la justice ». Quel est le rôle de l’amour dans le droit et la politique ? L’amour ne nous expose-t-il pas au danger d’un kitsch politique ?

Il y a sans doute un nombre infini de genres d’amour, de bons et de mauvais. Moi, je constate clairement que le point de départ devrait être constitué par un jeu de normes politiques défini (y compris le soutien apporté à la santé, à l’éducation et à l’aide sociale, dans l’esprit du respect et de l’égalité des différents groupes). Je démontre aussi que ces normes ne vont pas demeurer stables sans un genre d’amour particulier, basé sur de la compassion, mais plus fort que la compassion elle-même. Seulement l’amour fera que les hommes vont être prêts à consacrer leur propre intérêt au bien des autres, ce qui est compatible avec mes propres normes. Ce genre d’amour doit, bien sûr, limiter un amour plus étroit : celui de la famille est, par exemple, foncièrement bon, mais il peut mener à ce que les gens veuillent que leurs enfants aient une situation meilleure que les autres, tandis qu’une société équitable limite (principalement à l’aide d’impôts) la quantité de biens que les gens peuvent donner à leurs enfants. Présenté de manière kitsch, l’amour sera sans effet, c’est pourquoi j’ai évoqué de grands artistes.

Avant, je pensais qu’il n’existait rien de tel que le « péché originel », et maintenant je considère qu’il y a quelque chose que Kant appelait le « radicalisme du mal », qui n’est pas un produit de la culture.

Martha Nussbaum

Est-ce que vous pensez réellement que ça peut être utile ? Actuellement, la conception d’un État social, d’un État-Providence européen semble se transformer progressivement en celle d’un État national qui ferme ses frontières devant les immigrés. Il semble que nous devons faire un choix entre une ‘société ouverte’, qui est plus pauvre, et une ‘société fermée’, qui est plus nantie. Quelle est votre opinion au sujet de ce développement paradoxal de l’État-Providence dont la perte effraie tant les Européens ?

Je crois que les sociétés ont le droit de limiter le nombre des immigrés qu’elles admettent et, dans un certain sens, qu’elles ont même l’obligation de le faire. Et ceci pour la raison que vous avez vous-même donnée : pour que de bonnes normes soient maintenues, il faut freiner l’arrivée trop brutale d’un flux de gens qui ne les ont pas encore apprises. Certains pays tombent néanmoins dans des extrêmes peu amènes : la Finlande, qui a un niveau de vie très élevé, pourrait et devrait recevoir un plus grand nombre d’immigrants, mais elle craint de perdre son homogénéité. Dans la majeure partie des pays européens, il y a cependant une hypocrisie profonde : la population ne se reproduit pas, les immigrés sont donc nécessaires pour servir de main d’œuvre et – une fois admis – ils sont victimes de mauvais traitements comme s’ils ne faisaient pas partie de la population du pays. C’est comme si l’on invitait des gens à déjeuner pour leur servir après des aliments avariés.

Dans votre livre, vous dites que « La tendance à stigmatiser et à exclure les autres est présente dans la nature humaine elle-même et elle n’est pas l’œuvre d’une histoire qui a mal tourné ». Dans quelle mesure cette opinion nourrit-elle votre vision du libéralisme ?

C’est très important. Avant, je pensais qu’il n’existait rien de tel que le « péché originel », et maintenant je considère qu’il y a quelque chose que Kant appelait le « radicalisme du mal », soit une tendance à des comportements égoïstes, à dominer les autres, qui n’est pas un produit de la culture. Les dernières recherches psychologiques confirment cette thèse. J’ai consacré beaucoup de temps au problème du sentiment de dégoût et je crois que cela a changé mes opinions. Cela signifie que le racisme, quelque irrationnel qu’il soit, peut se manifester sous une certaine forme dans chaque société, et que nous devons toujours le combattre.

Non seulement vous vous prononcez fermement pour les droits des minorités, mais aussi pour la cause féministe. Pourriez-vous nous dire comment les conceptions du livre „Political Emotions” se rapportent au féminisme moderne ?

Je ne sais pas à quoi vous pensez en parlant du féminisme moderne. La situation est fort différente suivant les pays. En Italie c’est un « féminisme différentialiste » qui est populaire, dans d’autres pays, par contre, c’est une version postmoderniste. Moi, j’ai mon propre genre de féminisme qui est tout autant libéral – je suis pour le droit à une expression individuelle et l’autodéveloppement à la manière de J.S. Mill – que radical, visant à critiquer la hiérarchie des sexes, des races et de la sexualité. J’apprécie certains apports de la « théorie queer », parce qu’ils mettent en évidence une irrationalité frappante de certaines normes élaborées par la société. Je pense actuellement que Mill en avait pleine conscience. J’aurais beaucoup aimé le connaître.

Et pourquoi lui en particulier?

« De l’assujettissement des femmes » de Mill contient bien plus de vérités importantes qu’aucun autre ouvrage philosophique. Sans omettre le fait que c’est un personnage très intéressant à connaître, qui aurait probablement été fort intéressé par une discussion avec moi, ce qui n’est pas le cas de bien des philosophes d’antan, dont aucun ne prenait les femmes au sérieux.

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Mais on s’en fout de la sécurité!

Entretien de Jarosław Kuisz avec Alain Finkielkraut · 22 July 2014
Le philosophe français débat avec les opinions de Martha Nussbaum, critiques à l’égard de la politique française d’immigration. Selon Alain Finkielkraut, en se voilant, la femme se prive de visage.

Jarosław Kuisz : En commentant le livre de Martha Nussbaum, „The New Religious Intolerance” (« La nouvelle intolérance religieuse »), vous avez reproché à l’auteure de faire peu de cas du problème de la violence à l’égard des femmes en interprétant d’une manière inadéquate les pratiques culturelles des musulmans en France. À votre avis, derrière l’accusation d’islamophobie de la France se cache l’incapacité de s’opposer à la discrimination des musulmanes ?

Alain Finkielkraut : Les tentatives, actuellement à la mode, pour mettre à égalité la violence pratiquée à l’égard des femmes dans la civilisation occidentale et l’assujettissement des femmes dans le monde musulman, sanctionné par la religion et la coutume culturelle, sont une évidente preuve d’ignorance et un mensonge éhonté.

Pourquoi ?

En raison de la place que les femmes occupent dans la société française, place qu’elles ont obtenue encore avant la Révolution. On ne peut pas décrire la sphère publique en France sans tenir compte du rôle des femmes. Elles sont présentes, leur beauté est célébrée, elles ne sont pas dissimulées. Elles ont un rôle central dans la vie sociale, elles procurent du charme au monde par leur coquetterie. Par contre, dans bien des sociétés musulmanes, la femme émancipée continue à être traitée comme une prostituée.

N’exagérez quand même pas !

Elles sont insultées, offensées, molestées. C’est leur vie quotidienne. La violence et la frustration sexuelle, c’est d’aujourd’hui la réalité des femmes dans les sociétés musulmanes. C’est pourquoi la comparer avec la réalité française est absolument insensé. Cela relève notamment d’une volonté universelle d’incriminer l’Occident et d’absoudre toutes les autres cultures.

Dans son livre, Martha Nussbaum prétend que la partialité pour son propre mode de vie, sa propre civilisation et la culture à laquelle on appartient, c’est l’archétype même d’une « faute morale ». C’est le cœur même de son argumentation. Autrement dit, vous êtes en France, mais la civilisation française n’a aucune espèce d’ascendant, de prévalence sur la culture des nouveaux arrivants. Il n’existe pas quelque chose comme une nation. Il n’existe pas quelque chose comme un mode de pensée, un style de vie, des références et des valeurs qui s’imposent à tous. Or, à mon avis, mettre à égalité toutes les communautés vivant dans un même espace est une atteinte à la culture du pays d’accueil. Cette utopie, imprégnée sans doute du mythe multikulti américain ne conduit pas à la paix, mais, au mieux, elle conduit au séparatisme culturel et, au pire, à la guerre civile.

Illustration: Magdalena Marcinkowska

Illustration: Magdalena Marcinkowska

Qui devrait faire déclencher cette guerre ?

Si cette guerre civile éclate, Nussbaum en imputera la responsabilité à ceux qui n’ont pas su assez gentiment accepter le voile islamique, la nourriture halal, le voile intégral. Et elle expliquera aussi que le voile intégral, à partir du moment où il est désiré par certaines femmes, n’est pas une violence qui leur aurait été faite et dont j’ai parlé. Et moi, je considère qu’interpréter les comportements culturels et religieux à partir de cette perspective est une erreur, voire une insulte, qui leur est faite. Permettre de porter la burqa, signifie accepter la souffrance des citoyennes françaises, enfreindre leurs droits.

Pourquoi ?

Car il suffit que la femme montre son visage pour susciter le désir de l’homme. La burqa – paradoxalement – transforme les femmes en objet sexuel. Et aucune femme n’accepte cette image dégradée d’elle-même. C’est pourquoi, lorsqu’une Française voit dans la rue une autre femme en burqa, elle est partagée entre la compassion pour cet emprisonnement, même s’il est volontaire, et la révolte contre l’image de femme qui lui est renvoyée. Il faut vivre dans les abstractions de la philosophie analytique pour ne pas le comprendre.

 Le multiculturalisme ne fonctionne nulle part. Nous allons vers des sociétés qui se caractérisent par une violence croissante.

Alain Finkielkraut

L’objectification des femmes, que vous attribuez aux musulmans, n’est pourtant pas une caractéristique exclusive de l’intégrisme religieux. Dans la culture de masse occidentale, nous pouvons facilement trouver bien des pratiques que l’on peut interpréter d’une manière similaire. Pour ne mentionner, par exemple, que le culte de la corporéité et la popularité de la chirurgie esthétique. La mode, elle aussi, fait naître une sorte de contrainte qui s’exerce sur les femmes — contrainte foncièrement laïque.

Oui, mais le contexte est complètement différent. En Afghanistan, les femmes en burqa, elles ne vont pas à l’école, elles sont exclues de la vie publique. Le vêtement a une tout autre valeur et signification sociales. Un transfert inconscient d’un tel modèle en France serait-il donc une preuve de tolérance ? En Europe, la burqa est devenue le symbole d’un système de relégation des femmes à un niveau inférieur.

Nussbaum affirme cependant que la politique culturelle française est anachronique et que la changer améliorerait la sécurité publique. Plus d’une fois déjà, la France a connu d’importants troubles et des émeutes du fait de jeunes de familles immigrées.

Mais on s’en fout de la sécurité ! Cette conception, à savoir l’idée d’une soi-disant universalisation, a été créée artificiellement, détachée de tout contexte local. Le voile prive la femme de son visage. La dissimulation du visage est pour nous une insulte à l’humanité. Et la déshumanisation ne peut pas devenir la base de l’ordre social ! Le modèle d’une société multiculturelle — à l’américaine ou à la française — ne fonctionne nulle part. Nous allons vers des sociétés de plus en plus violentes. Une partie de l’islam, une partie seulement, a déclaré la guerre à l’Europe, aux valeurs européennes et à la civilisation européenne. Voilà la réalité d’aujourd’hui. Et donc, se dissimuler cette réalité en disant qu’on va faire preuve de l’impartialité absolue et stigmatiser la xénophobie, c’est totalement ridicule.

Selon les auteurs comme Nussbaum, l’acculturation se doit cependant d’être un processus d’adaptation mutuelle. Ce qui fait que, nous aussi, nous devrions nous adapter aux musulmans et non seulement leur apprendre qui sont les Européens. Au cas contraire, nous allons faire aboutir à une radicalisation encore plus accrue des attitudes des croyants islamistes même modérés.

C’est la France qui est le pays d’accueil pour les migrants, et ce sont les hôtes qui doivent s’adapter aux coutumes locales. Il en est peut-être autrement en Amérique, mais chez nous les principes sont clairs. C’est à l’autre de s’adapter à nous, et non pas à nous de nous adapter à eux. Ce processus ne veut nullement dire perdre sa propre identité. Nous ne demandons pas aux musulmans d’abjurer leur foi, de se convertir à la laïcité. Ils peuvent se faire construire des mosquées et des lieux de prière, on en construit bien davantage que d’églises ou que de synagogues aujourd’hui. Et remarquez aussi qu’il y a une nette asymétrie – dans les pays arabes, on construit très rarement des églises. Il y a donc une place pour l’islam en Europe, bien plus grande que pour la chrétienté ou le judaïsme au Proche-Orient ou dans les pays du Maghreb. Mais, c’est aux musulmans qui arrivent en France de s’adapter à la civilisation française. S’ils n’aiment pas la civilisation française, qu’ils aillent ailleurs. La France, ce n’est pas seulement un pays, c’est aussi une magnifique culture. Elle a une belle langue, une belle littérature, des paysages exceptionnels – tout ce qu’elle offre est unique. L’acceptation de cette proposition doit cependant être liée avec la nécessité de se soumettre à ses lois. La République peut aujourd’hui demander aux musulmans ce qu’elle attendait, il y a des années de cela, des catholiques.

Dans beaucoup de sociétés musulmanes, les femmes émancipées continuent à être traitées comme des prostituées. La violence et la frustration sexuelle, c’est leur quotidien.

Alain Finkielkraut

Si je vous comprends bien, vous refusez totalement le modèle d’une adaptation culturelle mutuelle ?

Des concessions faites aux musulmans constitueraient un précédent inutile dans l’histoire de la France. Ce sont les autorités du pays qui détiennent le monopole de l’exercice de la coercition légitime – l’usurpation de ce droit, une coercition exercée par des musulmans sur des musulmans, est une violation flagrante de l’ordre constitutionnel. La France ne demande pas, d’ailleurs, d’abjurer l’islam, mais que l’islam exerce un moindre contrôle de la vie de ses croyants. À vrai dire, je ne crois pas du tout que ce soit là une exigence exorbitante. Vous savez bien qu’en islam l’apostasie est punie de mort. Et la République ne peut pas accepter ça. Un musulman a le droit de se convertir à une autre religion. L’acceptation des principes républicains ne prive pas les croyants de l’islam de leur liberté, mais elle en accroît la portée — ce qui ne porte pas atteinte à la raison d’État.

La seconde génération d’immigrés — donc des personnes qui sont nées en France — manifeste déjà d’autres aspirations. Elle ne croit pas à l’image de la France en tant que « pays de cocagne » et, en définitive, elle cesse de voir le bien-fondé de l’adaptation.

Raison de plus de leur fixer les règles du jeu dès le départ. Et de sanctionner très durement toute infraction aux règles du jeu. Sinon, la France va devenir une terre de djihadisme diffus. Céder une fois, accepter l’islamisation des quartiers à prédominance musulmane serait une erreur fatale. Imaginez la situation : on autorise les voiles islamiques à l’école, ensuite on changera le programme d’enseignement. On en éliminera des éléments qui « pourraient froisser » les élèves — soit, par exemple, l’époque des cathédrales, et peut-être même le Moyen Âge chrétien tout entier. De fil en aiguille, qu’est-ce qui va rester d’un tel modèle d’éducation ? Rien ! On ne peut pas, au nom de l’adaptation, se soumettre soi-même à l’assujettissement !

L’action des institutions assurant la socialisation — école, famille — soutenue par l’emprise de la religion n’est pas aussi évidente que vous le dites. Selon les résultats de recherches réalisées aux États-Unis, il y a bien plus de violence domestique au sein des familles américaines « traditionnelles » que dans les familles musulmanes.

Les sociologues manipulent les chiffres au nom de la correction politique. L’islam ne doit pas être mis en question.

Même en France ?

Mais bien sûr. Ce discours est totalement imbécile et scandaleux. Même si l’on est d’accord pour dire que le modèle de l’éducation française est en crise, cela ne veut pas dire que nous devons nous prosterner devant ceux qui veulent lui donner le coup de grâce. La réforme ne peut pas signifier la subordination de l’institution à la loi du plus fort ou du plus nombreux. C’est de la lâcheté, c’est tout, lorsqu’on s’affuble de belles parures de morale, d’ouverture à autrui et d’antiracisme. Je m’oppose fermement à de telles tentatives. Et je le dis encore une fois : en France, il n’y a pas de place pour le multiculturalisme. Il y a l’ascendant de la culture d’origine que nous avons l’obligation de préserver et de transmettre. La France a choisi le modèle républicain.

Tout comme je n’accepte pas le racisme, de même je ne crois pas au multiculturalisme. Je veux une hospitalité authentique, mais réflexive et autocritique.

Alain Finkielkraut

Et vous ne craignez pas que — en l’absence de changement de la politique à l’égard des immigrés — on assiste au retour de la situation d’il y a dix ans ? En 2005, il y a eu des émeutes à Paris, Nantes, Rennes, Rouen, Lille, Toulouse et Lyon.

Mais les émeutes ne sont pas dues à ça. Bien au contraire. Plus on cédera, plus il y aura des émeutes. C’est un cri de haine à l’encontre d’une civilisation dont on veut des avantages et à laquelle on a déjà un peu goûté. La paix ne peut être assurée qu’à partir du moment où c’est la majorité qui décide de la forme de l’œcuménisme social. Il est nécessaire d’avoir un minimum d’homogénéité pour pouvoir assurer le vivre ensemble.

Dans un ouvrage, publié l’année dernière et qui a connu un grand succès en France, « L’identité malheureuse », vous vous érigez en critique du concept de cosmopolitisme. En partant des thèses de votre livre, comment évaluer la victoire électorale du Front national le 25 mai aux élections européennes ?

Eh bien, les Français ont toujours aspiré à avoir des partis dotés d’une identité idéologique bien définie. Je ne diaboliserai jamais les électeurs du Front national. Je comprends leurs réflexes, mais je vois les raisons du succès du Front bien ailleurs. La laïcité, l’intégration, l’assimilation, ce sont de grands thèmes du centre et de la gauche. Et ce sont surtout leurs hommes politiques qui devraient se prononcer là-dessus, mais ils ont, malheureusement, cédé la place à la concurrence. La France a quand même quelque chose à offrir et de grandes forces républicaines devraient le rappeler. Ce que Martha Nussbaum considérerait comme une certaine forme de domination est, à vrai dire, un don. Mais c’est aussi un défi — auquel le parti de Marine Le Pen n’arrive pas bien à faire face. Je n’accepte pas le racisme qui transparaît dans ses interventions de la même manière que je ne crois pas au multiculturalisme. Je veux une hospitalité authentique et très réelle, réflexive et autocritique. Et c’est la raison pour laquelle je n’ai pas voté Front national.

Et croyez-vous que la civilisation française est, en règle générale, portée à l’autocritique?

Mais elle se critique depuis toujours ! C’est une dimension essentielle de la civilisation européenne, et aussi la clef qui permet de comprendre l’identité des Européens. Un scepticisme sain, c’est très exactement d’ailleurs ce qui nous distingue des musulmans. Mais cette capacité d’autocritique ne devrait tout de même pas — comme le disait Octavio Paz — basculer non plus dans le masochisme moralisateur que je trouve dans les livres de Martha Nussbaum. Accepter ce diagnostic signifierait demeurer en crise et, sans doute, l’aggraver. Aujourd’hui, cela vaut la peine de reposer certaines questions : Va-t-on vers un affrontement civilisationnel ou bien peut-on éviter cet affrontement entre civilisations ? Les musulmans seront-ils d’accord pour s’approprier des principes européens ou est-ce plutôt la haine qui va l’emporter ?

Regardez ce que devient aujourd’hui la mémoire de l’holocauste. Le projet européen de paix était fondé sur la conscience d’une histoire douloureuse. Actuellement, les Juifs ne sont plus tout à fait en sécurité sur la terre du Vieux Monde. Ce n’est pas le vieil antisémitisme européen qui est en cause, mais un nouveau genre d’antisémitisme. Ses manifestations, ce sont l’attentat du Musée Juif de Bruxelles, d’il y a deux mois, ou celui de l’école de Toulouse, en mars 2012. Qu’est-ce qu’on fait pour l’éviter ? Qu’est-ce qu’on fait vis-à-vis de ça ? Comment prévient-on de tels actes ? C’est le problème qui se pose à l’Europe et qu’elle doit résoudre sans tarder. Je ne vois aucun problème qui mériterait de se mobiliser de façon plus urgente.

Néanmoins, il est difficile d’imaginer une telle mobilisation alors que des partis d’extrême droite prennent le pouvoir dans tant de pays d’Europe.

Il n’est pas aisé de trouver la cause du succès de ces partis. Il en est peut-être ainsi parce que les Européens veulent rester Européens, réanimer leur identité continentale. C’est une grande bizarrerie, n’est-ce pas ? Et peut-être aussi parce qu’ils veulent un peu plus de démocratie ? Il ne s’agit pas du tout là de « fuir la liberté », d’une renaissance du fascisme. Les gens qui votent Front national veulent tout simplement un peu de souveraineté qu’ils trouvent, par exemple, dans le contrôle des vagues migratoires. Ils pensent que l’Europe est rongée par une bureaucratie inefficace, que le continent a cessé de croire à la puissance de la modernisation. Ils n’ont pas de sentiment de sécurité. Ils ne veulent plus vivre dans le flux, ils veulent habiter une terre. Nous sommes tous des créatures terrestres, et à Bruxelles on veut nous offrir — comme le disait Zygmunt Baumann — une « vie liquide » faite d’indétermination, de fluidité généralisée. Les gens préfèrent du concret !

 

 

Special Reports / XXIe siècle. Le monde sans la gauche ?

XXIe siècle. Le monde sans la gauche ?

Kultura Liberalna · 20 August 2013

Mesdames, Messieurs,

Théoriquement, c’est le moment de la gauche. Renaissance des extrémismes politiques, crise de la zone euro, immigration et de nouvellels inégalités – la liste des défis que les hommes politiques européens doivent affronter aujourd’hui a fait beaucoup parler du besoin d’existence de partis forts, se réclamant de la justice sociale et de l’égalité, et… Rien. Que des déceptions.

Déjà la grande crise économique, qui a commencé en 2008, devait contribuer – de l’avis de certains commentateurs – à la victoire des groupements de gauche sur le Vieux Continent. Et pendant longtemps nous n’avons entendu parler d’aucune victoire d’importance de la fraction européenne porteuse de cette idéologie. L’esprit de gauche n’a pas disparu, mais il n’est toujours pas arrivé à trouver sa nouvelle incarnation jusqu’au mois de mai 2012, lorsque François Hollande, candidat des socialistes, a remporté les élections présidentielles en France. De grandes espérances de la renaissance de la gauche et, avec elles, d’une Europe plus sociale, égalitaire et juste ont alors été ravivées. Elles ont été encouragées notamment par ceux des supporteurs de la gauche qui n’aimaient  pas les réformes manifestement libérales du gouvernement social-démocrate de Gerhard Schröder (comme, par exemple, la souplesse des formes d’emploi, la réduction des impôts pour les plus riches).

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Special Reports / XXIe siècle. Le monde sans la gauche ?

L’avenir de la gauche?

Zygmunt Bauman Adam Puchejda · 20 August 2013
Propos de Zygmunt Bauman recueillis par Adam Puchejda

À votre avis, quelle gauche y aura-t-il à l’avenir ? Conservatrice en matière de mœurs ou mettant un fort accent sur la redistribution des revenus, hostile à l’Europe ou avant-gardiste, radicalement écologique luttant pour les droits de l’homme ?

Rien de tout cela. Les caractéristiques que vous venez de présenter ne couvrent par la complexité du problème de la gauche d’aujourd’hui. Depuis longtemps, nous avons affaire à deux façons de construire la gauche dont chacune est, malheureusement, erronée. Ce qui l’emporte, c’est l’idée de création d’une gauche ressemblant à la droite, associée – certes – à la promesse que nous autres allons faire tout simplement mieux ce que fait la droite, avec plus d’efficacité. Remarquons que les actions le plus drastiques de démontage d’un État social ont été l’œuvre de gouvernements sociaux-démocrates. Autant Margaret Thatcher a été prophète et missionnaire de la religion néolibérale, autant c’est le travailliste Tony Blair qui en a fait une religion d’État.

La deuxième manière de construire la gauche, c’est la conception dite de la « coalition arc-en-ciel ». On y part de l’hypothèse que si l’on réussit à rassembler tous les mécontents sous le même parapluie, quelle que soit la nature de leur malaise, va naître une puissante force politique. N’empêche que, parmi les déçus et les frustrés, il existe de très violents conflits d’intérêts et de revendications. S’imaginer une gauche composée, d’un côté, de promoteurs discriminés du mariage pour tous et, de l’autre côté, d’une minorité pakistanaise persécutée – est une recette de destruction et d’impuissance, et non d’intégration ou de puissance efficace. La conception de la « coalition arc-en-ciel » ne produit comme fruits que la dilution de l’identité de gauche, le flou de son programme et la paralysie de la « puissance politique » qui était son fondement.

Sur quelle assise, cependant, la gauche peut-elle construire son programme ? Jacques Julliard, qui dans son livre le plus récent, Les gauches françaises 1762–2012, a présenté une analyse critique de l’héritage de la gauche française, prétend que la gauche peut aujourd’hui se référer tout au plus à l’idée de la justice. Elle ne peut même plus parler de progrès, puisqu’elle porte un regard inquiet sur la technique, qui en est l’incarnation, et un regard plein de sympathie sur l’écologie qui, ex definitione, tend à la conservation et non point au changement.

La chute du communisme a eu certainement un impact significatif sur le potentiel de la gauche. De longues décennies durant, « l’ordre du jour » pour le reste du monde a déjà été défini par le fait même de l’existence du communisme, avec son programme d’alternative sociale. Avec ou sans enthousiasme, mû par un instinct de conservation, ce reste du monde vaquait aux missions puisées dans ce programme – telle la lutte contre le malheur, l’humiliation et les handicaps humains, la récompense adéquate pour le rôle de la classe ouvrière dans le processus de création de la richesse, la lutte contre les inégalités et pour la justice sociale, l’éducation et les services de santé accessibles à tous, la vieillesse sécurisée ou l’assurance protégeant les individus face aux malheurs de la vie. Ce qui fait qu’il était plus aisé à la social-démocratie, qui avait trouvé – paradoxalement – un allié puissant dans son ennemi le plus acharné, d’imposer son programme social. Il faut convenir que le « reste du monde » réalisait les missions imposées par la menace communiste avec un succès – oh combien plus grand ! – que le communisme lui-même ! Aujourd’hui, l’épouvantail communiste n’est plus. Les programmes d’amélioration de l’existence humaine battent donc en retraite…

Dans la sphère de la pratique, Gerhard Schroeder l’a exprimé tout aussi laconiquement qu’avec justesse en disant : « Il n’y a rien de tel qu’une économie capitaliste et socialiste. Il y a seulement une économie bonne ou mauvaise ». Dans ce sens, les gouvernements de centre-droit et de centre-gauche sont en compétition pour le grade de dignitaire le plus élevé parmi les fidèles de l’Église du PIB. À la barre de l’État, les deux bords de l’éventail politique sont d’accord pour reconnaître le statut de la croissance économique en tant que remède à tous les maux sociaux et pour voir dans l’accroissement de la consommation une aune de la bonne gouvernance. Le reste n’est que propagande électorale. En d’autres termes, la gauche, à vrai dire, n’a pas d’autre programme que de surenchérir sur la droite, histoire de savoir qui accélérera le plus le processus de détricottage du filet social et qui gagnera donc les prochaines élections. Il n’est pas du tout question de créer une alternative à des dispositifs sociaux en panne et inadaptés aux besoins des hommes.

Nous mettons donc la gauche au tombeau ?

Aucunement. Aujourd’hui, la gauche a toujours la possibilité de conserver et de consolider son identité. À ne citer que deux principes, associés indissolublement avec une « vision » de gauche : la coexistence humaine. Le premier, c’est la responsabilité de la communauté de tous ses membres et, plus concrètement, celle d’assurer chacun d’entre eux contre un fiasco vital, le refus de dignité, le handicap et l’humiliation. La réalisation de ce principe, c’était – au moins dans ses intentions et sa forme liminaire – le modèle de la société dit populairement « État-providence », où il ne s’agissait pas tant de faire croître le revenu que de faire asseoir, sur une base durable, et documenter, la codépendance des membres de la communauté, l’universalité du droit à une reconnaissance sociale et une vie digne et, partant, la solidarité sociale. Il serait donc plus juste de l’appeler « État social ». Le second principe, par contre, c’est l’évaluation de la qualité d’une société non pas à l’aide de revenu moyen, mais de bien-être du plus faible de ses secteurs (tout comme dans le cas d’une chaîne dont la résistance ne se définit tout de même pas par la résistance moyenne de ses maillons, mais par la résistance de son maillon le plus faible).

Qui alors pourrait réaliser un tel programme ? Les partis de gauche qui, dans différents pays, invoquaient les intérêts de la classe ouvrière, ont pratiquement disparu de la scène politique. Tandis que la nouvelle gauche attache bien plus d’importance aux problèmes de la culture et des mœurs qu’à l’économie et la redistribution. À ce jour, la tentative de fusion d’une sorte de libéralisme moral avec la dérégulation de l’économie n’a pas réussi. L’ancienne classe ouvrière s’avère trop conservatrice et rétrograde pour la gauche aristocratique, tandis que la gauche, faisant valoir les droits de l’individu, craint le collectivisme des classes laborieuses, le nationalisme, l’inimitié envers l’autre, etc. Que peut faire la gauche pour ravoir les coudées franches ?

 

Les racines du phénomène que vous décrivez sont bien plus profondes. Ce ne sont pas les relations mutuelles entre la « gauche » et la « classe ouvrière » qui ont changé, mais les sujets de celles-ci. Or, ce sont le nombre, le poids social et la « morphologie » de l’électorat de base de la gauche, qu’a été la classe ouvrière, qui ont changé. Du temps de Marx, les esprits le plus éclairés s’attendaient à ce que le monde s’acheminât à la division en ouvriers et leurs chefs et qu’il n’y eût plus de place pour une troisième catégorie. Ne voilà-t-il pas que la classe ouvrière de l’industrie traverse aujourd’hui le même processus qu’au XIXe siècle ont connu les ouvriers agricoles qui, au début du siècle, constituaient 90 pour cent de la population, et 9 pour cent à la fin du même siècle. Aujourd’hui, on voit que la classe ouvrière industrielle c’est du passé. Si elle persiste encore quelque part, cela doit être loin de l’Europe, dans les pays dits en développement, et – là-bas aussi – c’est transitoire, car au moment où l’accumulation primitive du capital y touche à sa fin, et qu’une main d’oeuvre bon marché cesse de décourager des investissements en machines, la classe ouvrière commencera à se rétrécir à vue d’oeil. On dit aujourd’hui, en guise de plaisanterie, mais ce n’est sans doute qu’une demi-plaisanterie, que dans l’établissement industriel de l’avenir il n’y aurait qu’un homme d’employé et un chien. L’homme serait là pour donner à manger au chien, et le chien pour veiller à ce que l’homme ne touche à rien.

 

Selon Jacques Julliard, l’une des premières démarches pour sortir de cette situation, c’est de modifier notre manière de penser la forme des sociétés – cesser de se les imaginer comme un certain nombre de groupes, qui ont leurs intérêts, et les appréhender comme composées d’individus, qui ont non seulement des besoins économiques, mais aussi religieux et culturels. Autrement dit, la gauche devrait, d’une certaine manière, jeter un pont entre les exigences des communautés et les aspirations des individus.

Aujourd’hui, une telle société ressemble à un rêve vain… Les bases morphologiques d’une action collective et solidaire se sont effritées au cours du processus d’individualisation. Autrefois, les établissements de travail, quelle que soit la nature de leur production, ont été également des usines de solidarité, comme les établissements Ford ou Stocznia Gdańska (Chantiers navals de Gdańsk). Aujourd’hui, au contraire, ce sont des usines de compétitivité et de suspicion réciproque. Certains observateurs ont eu hâte de transférer à la place publique les espoirs d’une action politique solidaire dans le style de « un pour tous, tous pour un » placés autrefois dans de grands établissements industriels et sans abri de nos jours. Mais les cas, fréquents ces dernières années, de rassemblement sur des places publiques ou dans les jardins municipaux, où l’on dresse des tentes pour quelques jours ou semaines dans l’intention d’y demeurer aussi longtemps qu’il le faille pour arriver à ses fins, ont été autant de tentatives de trouver, réellement ou par enchantement, des modes alternatifs d’une action efficace dans la situation où la confiance en l’État flétrit et croît le doute que l’on puisse en espérer un travail bien fait. L’espoir que le salut vienne d’en haut s’évanouit – il se peut que l’espoir se réalise, si nous nous y mettons, tout seuls, sans intermédiaires ? Mais c’était là autant de manifestations d’une solidarité – pour le dire ainsi – « explosive » ou « canalisée », servant notamment à désamorcer l’indignation accumulée et l’opposition à un état de choses insupportable de sorte à pouvoir, le lendemain, replonger dans un quotidien inchangé et intenable, tout comme avant.

Mais, est-ce que de tels propos ne servent pas à construire la solidarité intergénérationnelle ? Ne sont-ils pas un accompagnement de mouvements plus durables et mieux organisés ?

Il convient de mettre en garde contre des conclusions tout aussi optimistes que hâtives, et largement précoces, que l’on voudrait tirer de telles expériences. Pour le moment, les mouvements alterglobalistes n’ont fait que prouver qu’ils pouvaient amener (encore que pas toujours) à l’élimination d’un seul ouvrage que tous les participants – abstraction faite des opinions et des intérêts divergents sur d’autres questions qui les divisent – sont unanimes à considérer comme inacceptable ou insupportable… S’ils réussissent, ils nettoieront tout au plus le chantier pour la construction de quelque chose d’autre. Mais quoi ?! Aucun mouvement ne peut se targuer à ce jour d’avoir érigé un ouvrage sur le chantier qu’il a réussi à faire déserter. Et rares sont ceux qui aient réussi à faire déserter voire le chantier lui-même. La bourse de New York, dont les occupants étaient les seuls à croire l’occupper, a été la première des places mondiales à avoir réalisé des profits supérieurs aux cotations d’avant la crise, sans varier d’un iota la politique condamnée par les protestataires. Elle aurait été la seule, au contraire des journalistes assoiffés de sensations et des socialistes affamés de découvertes mémorables, à ne pas avoir remarqué qu’elle avait été occupée..

Il n’existe donc aujourd’hui aucun groupe ou institution qui puisse commencer à mettre en œuvre des changements plus sérieux. En outre, nous avons affaire à une grave crise de l’idée de représentation, parce que d’énormes masses de gens ne prennent pas du tout part à la politique.

Vous n’êtes pas sans savoir vous-mêmes que vous décrivez une société et une politique qui sont tout le contraire de ce qu’elles ont été autrefois. La société est aujourd’hui plus proche de l’atomisation, d’une querelle interne que de la solidarité. Ce pour quoi nos grands-pères et arrière-grands-pères ont combattu pendant longtemps est un train de tomber en miettes. Des décennies durant, ils se sont démenés à faire étendre l’intégration sociale, ainsi que la solidarité humaine et la coopération qui y trouvait son assise, du niveau de la communauté locale – paroisse, commune ou domaine familial – à des espaces considérablement plus vastes d’un « ensemble imaginé » de l’État/nation. Il y a eu aussi des conflits, non moins pénibles et horribles d’ailleurs pour les générations auxquelles il a été donné de les vivre que ne sont pour nous autres les enjeux que nous vivons. Il a fallu tout le XIXe siècle pour que l’État moderne, croissant en forces et ambitions, réussisse à brider la liberté irréfrénable du business qui est arrivé à se défaire de la curatelle de la famille, d’un corps de métier ou de la communauté locale et s’installer sur des territoires politiquement – et aussi éthiquement – non aménagés.

Aujourd’hui, nous vivons dans une époque de « dérégulation ». Ce terme, neutre en apparence, dont le remplaçant plus manifeste (et plus honnête) pourrait être celui de « désorganisation », recèle un éparpillement de responsabilité et suppose le remplacement des situations relativement prévisibles, car structurées, par des situations imprévisibles, empreintes d’incertitudes, de peur d’un lendemain inconnu, etc. La « dérégulation » obéit au mot d’ordre se proposant de rendre chaque individu, ou coalition d’individus, maître de son propre sort – mais, en pratique, elle ne fait maîtres de leur propre destin (et, à l’occasion, de celui des autres) que peu d’élus, abandonnant les autres aux caprices de la Fortune auxquels on ne trouve pas de parade. Laisser les individus à eux-mêmes, les met en concurrence : au lieu de promouvoir la solidarité, leur situation favorise leurs suspicion et rivalité réciproques. Dans cette situation, il est insensé de « resserrer les rangs », de se mettre coude à coude. Et l’on ne voit pas comment l’association de leurs intérêts individuels pourrait assurer une plus grande chance de leur réalisation.

Quelles sont les leçons qui en découlent pour la gauche ?

Dans ces conditions, défavorables à une action collective et décourageantes, la gauche fait face à un défi de taille : rehausser la politique, activité d’une portée seulement locale à ce jour, à un niveau de problèmes à caractère déjà global auxquels nos contemporains ont eu à faire face. Rien donc d’étonnant à ce qu’elle n’ait pas le courage de dire ouvertement à ses concitoyens, dont à son propre électorat, qu’ils doivent – tout comme le reste de l’engeance humaine – assumer de nouveau la tâche consistant à refaire la grande réalisation de nos ancêtres de l’ère de l’édification nationale ; sauf qu’ils leur faudra le faire à une échelle incomparablement plus importante car panhumaine. Cela ne veut pourtant pas dire qu’il faille l’absoudre de ce manque de courage (et sens de responsabilité !). Elle manque de vertus de courage, de persévérance et d’un espoir pérenne dont ses ancêtres ont eu la chance – pour eux-mêmes et le reste de l’humanité – d’être dotés à discrétion.

Special Reports / XXIe siècle. Le monde sans la gauche ?

Renouvellement de la gauche!

Marcel Gauchet Adam Puchejda · 20 August 2013
Marcel Gauchet dans un entretien avec Adam Puchejda

À votre avis, quelle sera la gauche de l’avenir ? Avant-gardiste, écologique, axée sur les droits d’homme moins que sur la redistribution – comme le suggère Jacques Julliard – ou plutôt conservatrice dans le domaine des mœurs, beaucoup plus concentrée sur l’économie et anti-européenne ?

Forcément, un peu de tous ces éléments que Julliard décrit. Il n’y a aucun parti aujourd’hui qui pourra se passer d’être écologiste. Évidement, la gauche va rester redistributrice, même si elle l’est moins. Évidement, elle va rester animée par certaines précautions d’égalité ou de justice sociales. Tous ces éléments ne vont pas être dépassés par miracle. Il n’y aura pas une nouvelle gauche qui sera complètement différente de l’ancienne. Je pense que l’orientation générale de la gauche va être amenée à se modifier en fonction de la réduction de la croissance économique qui doit l’amener à renoncer au fétichisme de la croissance. À partir d’un certain niveau de richesse et de consommation dans nos sociétés ça devient absurde, parce qu’on voit bien que la richesse ce n’est pas une fin en soi. Je crois que la gauche, si elle fait ce qu’elle doit faire,dispose d’atouts qui s’incarnent tout simplement dans l’idée de société.

Qu’est-ce vous entendez par « l’idée de société » ?!

Tout simplement, l’idée d’une société digne de ce nom ! Parce qu’actuellement, nous allons vers une société – que le gouvernement soit de gauche ou pas – qui est profondément déformée en tant que société. Ces rapports sociaux atomisés, soumis aux règles de la concurrence, sont extrêmement désagréables, voire répugnants. Ils tendent à une lutte de tous contre tous qui n’est pas la forme normale qu’on est en droit d’attendre de la coexistence humaine. Voilà un vrai sujet pour la gauche. Elle s’est tellement préoccupée des causes profondes qu’elle a fini par oublier en route la vie réelle des gens. En pratique, cela veut dire moins de technocratie et plus d’attention aux conditions effectives dans lesquelles vivent les gens. On peut imaginer une société « verte » qui serait abominable humainement. On en a fait l’expérience, la collectivisation des moyens de production ne dit rien de ce que sont ensuite l’éducation, la famille, le sort des enfants, le cycle de la vie, les jeunes, la ville, la justice, la prison, la santé, la vieillesse. Ce sont ces questions là, qui font une société, que la gauche va devoir repenser.

Quelle pourra être la base de ce nouveau programme ? Quelles idées ?

La gauche est actuellement dans une impasse et je trouve que la notion de « individualisme social» désigne assez bien cette impasse. Le vrai problème est de savoir de quelles façons retrouver le collectif sans retourner au collectivisme. Et c’est pour cela que j’ai parlé de l’idée de société qui nous fait retrouver l’idée du socialisme. Le socialisme c’est l’option philosophique où l’on pense que l’on peut agir sur la qualité de la société. Il ne s’agit pas de créer une société totalement différente, mais une société qui est bonne en tant que société, où il est agréable de vivre, où les rapports entre les gens sont cordiaux, civils, où la discussion publique est ouverte et loyale même quand elle est polémique. C’est ça le problème de la gauche aujourd’hui. Or elle travaille activement à détruire cette qualité par l’individualisme  social  dont nous avons parlé. Elle ne pense qu’à donner des droits aux individus, sans voir qu’elle les encourage ainsi à se comporter comme s’il n’y avait pas de société.

Votre pensée, je crois, se nourrit d’une certaine confiance en l’idée de progrès alors que Julliard affirme dans son livre que l’idée de progrès est une affaire classée. Pour lui la gauche contemporaine a peur de la science et investit une grande partie de son énergie dans la politique écologique, qui est, en soi, une politique conservatrice car elle s’oppose à l’idée de progrès.

Ce qui est mort, c’est une certaine conception du progrès, global, automatique, en marche vers un avenir radieux. Pour autant, je ne crois pas qu’on puisse se passer de l’idée de  progrès. Quel autre nom donner à l’idée qu’on peut aller vers un mieux social ? Il est possible d’envisager de manière tout à fait réaliste une société très supérieure à celle dans laquelle nous vivons. Alors, comment désigner ce projet ? Je ne vois pas d’autre réponse à la question que le progrès.  Ce mieux futur incorpore évidement l’idée de justice, mais l’idée de progrès  lui est également nécessaire pour parler du mouvement qui y conduit. Qu’une ancienne idée du progrès soit périmée ne signifie pas que l’idée de progrès a perdu tout son sens. Il faut la reformuler complètement. Une idée de progrès est morte, mais une autre est à mettre en place.

Quelle est cette nouvelle idée de progrès, et qu’est-ce que cela signifie pour la gauche ?

Elle est une réponse à la question « qu’est-ce qu’une bonne société ?». Quel contenu pouvons-nous lui donner et quels sont les moyens d’y parvenir ? Pour une grande partie de la droite libérale ou néo-liberale l’homme est un animal social, mais  un animal social d’une espèce très particulière, puisque moins il pense à sa société, plus il ne songe qu’à sa liberté privée et à son intérêt personnel, mieux sa société se porte, plus elle devient riche. Mais c’est une idée incroyablement pauvre de ce qui fait une société.  À l’opposé, il me semble qu’il faut partir de l’idée de société, pour se demander ce qu’elle peut apporter aux individus comme capitaux de toutes sortes qui ne seraient pas que matériels. Cette manière de poser le problème me semble plus conforme à notre destin d’animaux sociaux. Elle apporte un nouveau contenu à l’idée du progrès.

En gros, si vous voulez, il y a aujourd’hui trois ou quatre types de partis. Il y a un parti libéral, « classique », qui pense que la bonne société est celle qui donne le maximum de liberté aux individus et après qu’ils se débrouillent. Il y a un parti ultraliberal, libertarien, qui croit que les individus sont destinés à se libérer de la société qui ne peut être que l’oppresseur – c’est de la logique individualiste pure ! Et puis, il y un parti conservateur classique qui pense que la société doit imposer ces normes aux individus, et qu’il faut faire une structure d’ordre et d’autorité collective. En regard, je pense que l’idée du socialisme est raisonnable, certes, en tant qu’idée des libertés individuelles, mais des libertés qui ne peuvent se réaliser que dans le cadre d’une société qui réfléchit à ce qu’elle est en tant que société. Une société juste est loin de suffire, de ce point de vue. La qualité de la société dépend de la qualité des rapports interpersonnels, dans tous les domaines et dans toutes les situations. Elle est autrement plus riche et plus complexe.

Mais ce n’est pas le programme des socialistes français d’aujourd’hui, parce qu’ils sont beaucoup plus interessés par le mariage pour tous que par l’économie ou les rapports sociaux ? C’est le Front National qui s’occupe du social.

Hélas, trois fois hélas ! La gauche française est victime d’une absence de réflexion assez remarquable sur la société dans laquelle nous vivons. Par exemple, je n’ai rien contre le mariage pour tous mais le mariage entre les homosexuels va concerner, dans un pays comme la France que 1 % de la population. Peut-être n’est-ce pas un dossier prioritaire ? Il faut le faire, mais ce n’est pas avec ça qu’on fait un programme politique. Refuser de porter un regard œil réaliste sur le devenir actuel de nos sociétés et sur ce que vit quotidiennement une grande partie de la population, entraîne chez celle-ci le sentiment de ne pas être entendue, de ne pas être représentée, et donc  un vote de rupture pour que cela cesse. Partout la montée de l’extrême droite en témoigne. Face à cette évolution, les socialistes sont complètement perdus.

Special Reports / XXIe siècle. Le monde sans la gauche ?

Les idéaux de la gauche demeurent vivants

Michael Kazin · 20 August 2013
Sans avoir ses racines dans les mouvements sociaux, la gauche – ancienne ou nouvelle, soit celle à naître – ne sera rien d’autre qu’« une gauche caviar ».

Nous assistons au processus d’éclatement de ce qu’être à gauche veut dire. Aux États-Unis, beaucoup de ceux quiont vraiment à cœur l’écologie, les droits de l’homme ou la redistribution, ne se perçoivent pas eux-mêmes comme des gens de gauche, ils préfèrent une autre dénomination. Cela résulte partiellement du fait que les médias définissent souvent la « gauche » comme le courant principal du Parti démocrate, lequel est perçu par les radicaux de tous bords comme le courant principal de l’establishment.

Certes, tant que la majeure partie des gens qui se disent de gauche vont avoir de l’instruction et vivre dans une certaine aisance alors que le mouvement ouvrier et ses alliés déclineront, la redistribution ne va pas être le principal objet de préoccupation pour la gauche. Qui plus est, la politique de croissance n’est pas compatible, dans une grande mesure, avec le besoin de s’opposer aux changements climatiques.

Mais, lorsque je me mets à réfléchir aux principaux idéaux prônés par la gauche, je suis d’avis, comme Jacques Julliard, que la  « solidarité », affublée de maintes définitions (raciales, génériques, sexuelles, environnementales voire celles de classe !), c’est la métaphore de la gauche le plus vulgarisée aux États-Unis et probablement en Europe. Et si je réfléchissais sur le « progrès », je ne dirais pas que la gauche est plus opposée aux progrès que la droite, à moins de mettre un point d’égalité entre le « progrès » et la prolifération de grands établissements industriels fondés sur les combustibles d’origine fossile. Nous pouvons reconnaître que la gauche craint la science, mais cela ne peut concerner qu’une poignée d’anarchistes ou de gens du même acabit que les « verts » qui plantent des clous dans les arbres, même temporairement, en protestant contre leur abattage. À l’inverse, il y a toujours en activité, du moins aux États-Unis ou au Canada, un groupe important de gens de gauche qui mettent en œuvre les connaissances qu’ils possèdent dans des domaines comme l’ingénierie environnementale, le développement des sources alternatives d’énergie ou l’analyse des données.

Par ailleurs, j’entends dire souvent en Europe que nous devons choisir entre une gauche plus  « progressiste », moralement libérale et culturellement développée et celle de l’ancienne classe ouvrière qui se prononce, par exemple, pour la peine de mort et contre le mariage homosexuel. Ou bien que nous devrions agir de conserve avec la gauche qui est plus soucieuse des questions culturelles et morales, et non pas avec celle qui se soucie de redistribution et d’économie. Moi, je m’y oppose fermement. Le choix de l’une ou de l’autre de ces options serait une erreur historique, et probablement impardonnable, de la gauche ! Lorsque la gauche pouvait se déclarer officiellement comme la seule force politique désirant développer la liberté et la démocratie, cette déclaration englobait tout aussi bien le modernisme/pluralisme culturel qu’un égalitarisme économique. Et les jeunes travailleurs, comme cela se passe du moins en Amérique du Nord et dans la majeure partie des pays européens, sont plus ouverts aux questions de la culture qu’à celles relatives à la redistribution.

C’est l’un des héritages d’une hégémonie néolibérale, ou libérale, durant depuis plus de trois décennies. Les militants du mouvement d’occupation (ou « insurrectionnel », parce qu’il ne s’est jamais transformé en un mouvement social), actuellement agonisant, niaient fermement l’existence d’une quelconque contradiction entre les deux approches. Mais ils s’appuyaient plutôt sur des espoirs utopiques et la rhétorique que sur une stratégie politique. Le problème, c’est que les institutions historiques de la gauche, favorables à la redistribution (syndicats, partis de gauche, associations de divers types de travailleurs, informelles et souvent locales) sont presque partout plus faibles et souvent sur la défensive. Faute de les refonder et de les réinventer, les intellectuels qui veulent faire de l’égalité économique leur priorité vont parler principalement qu’à eux-mêmes.

Je ne crois cependant pas que nous soyons confrontés à un choix entre une société perçue comme un ensemble de classes à intérêts définis (enseignants, ouvriers et groupements de même type) et une société d’individus ayant différents besoins culturels, sociaux et confessionnels. Pour moi, à la base d’une bonne société il y a toujours le principe suivant : « le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ». Néanmoins, le type de conscience de classe, supposé être défendu par les marxistes ne reflète manifestement plus la réalité ni n’entraîne plus dans son mouvement de vastes groupes de travailleurs, d’intellectuels de gauche et de militants (dont certains sont, bien sûr, ouvriers). Mais aujourd’hui, comme Marx l’a prévu autrefois, nous vivons tous dans un cadre relevant presque totalement d’une économie politique capitaliste, et je pense qu’il faudrait être un analyste bien ingénu pour constater que les classes n’existent pas ou, du moins des fractions de classes qui défendent leurs intérêts aussi bien au niveau national qu’international. Sans avoir ses racines dans les mouvements sociaux, la gauche – ancienne ou nouvelle, soit celle à naître – ne sera rien d’autre qu’« une gauche caviar ».

Texte original en anglais. Trad. EUROTRAD Wojciech Gilewski.

Special Reports / XXIe siècle. Le monde sans la gauche ?

La gauche dénaturée

Krzysztof Pomian · 20 August 2013
Après le quinquennat de Hollande, il y a le risque que le Front national ne devienne l’un des principaux acteurs de la scène politique française et que sa présidente, Marine Le Pen, n’arrive, elle-aussi, au deuxième tour des présidentielles, mais avec un résultat bien meilleur que celui de son père.

Comment qualifier la gauche française ? Que deviendra-t-elle ? Avant de répondre,  je vais rappeler qu’elle a subi, dans les années 70 du XXe siècle, une transformation essentielle : jusqu’alors, c’est le parti communiste qui en a été le ressort principal, depuis – ce sont les socialistes, et c’est d’eux qu’il va y être question ici.

Jacques Julliard, qui a écrit l’histoire de la gauche française depuis le XVIIIe siècle jusqu’à ce jour, constate qu’avec la chute du communisme et la révolution des mœurs, la gauche a cessé d’être ouvrière, collectiviste pour devenir individualiste – de nos jours, les droits de l’homme sont plus importants pour elle que la lutte des classes. Dans le meilleur des cas, cette constatation de Julliard ne vaut que pour seule des dimensions d’une transformation tellement profonde qu’elle remet en question le caractère de gauche des socialistes français.

Car c’est en effet pour la première fois dans l’histoire qu’un parti – qui se nomme socialiste – est un parti des privilégiés, socialement et culturellement parlant : celui des personnels de l’administration publique jouissant de la sécurité de l’emploi, des habitants de très grandes et grandes villes, des groupes dotés d’une instruction et de revenus supérieurs à la moyenne dont les membres sont préparés psychiquement, ainsi qu’en raison des compétences acquises, à la concurrence sur un marché, si ce n’est mondial, au moins largement ouvert au monde. Les ouvriers et, en règle générale, les salariés des entreprises privées, habitants dans les périphéries, les personnes de peu d’instruction n’intéressent les socialistes qu’en tant qu’objet de joutes rhétoriques. Les questions vitales pour ces catégories, telles que la sécurité et l’immigration, considérées comme politiquement incorrectes, sont délaissées à la droite et à l’extrême droite. C’est le monde à rebours.

S’agissant de ces questions, tout comme de toutes autres, les socialistes français sont partagés. Mais la tendance dominante est justement celle-ci, et elle est caractérisée par : l’étatisme et une méfiance fondamentale à l’égard de toute initiative privée, conservés par le socialisme ; le laïcisme, entendu comme antichristianisme ; l’internationalisme, ramené à la sympathie pour des « mouvements anti-impérialistes » ; et l’aspiration à la création d’« un homme nouveau », en imposant des changements de mœurs, même à l’encontre de l’opinion de la majorité. Cela peut avoir des conséquences dramatiques – seulement pour la France. Au bout de quatre ans de gouvernement Jospin, Jean-Marie Le Pen est parvenu au deuxième tour des élections présidentielles. Après le quinquennat de Hollande, il y a le risque que le Front national ne devienne l’un des principaux acteurs de la scène politique française et que sa présidente, Marine Le Pen, n’arrive, elle-aussi, au deuxième tour des présidentielles, mais avec un résultat bien meilleur que celui de son père.

La gauche française est divisée, comme je l’ai déjà dit. L’orientation productiviste, au sein du parti socialiste, est notamment en conflit avec la ligne « écologique ». En parlant de la France, il faut toujours mettre ce terme entre guillemets, car le parti qui se définit comme tel, et qui est actuellement allié au parti socialiste, s’occupe plus de combattre le capitalisme que d’œuvrer en faveur de la protection de l’environnement. Laquelle protection ne l’intéresse, en effet, que dans la mesure où elle sert à la réalisation de son objectif majeur. Ce parti essaie de faire tomber le capitalisme non pas par le biais de la révolution et de l’expropriation des capitalistes, mais en arrêtant le développement de l’industrie et – surtout – en limitant la production de l’énergie. Ce n’est donc pas un parti conservateur, comme d’aucuns pourraient le croire. C’est un parti purement et simplement réactionnaire dont le programme, s’il était mis en place, générerait un accroissement considérable et continu du chômage et une misère massive. Les socialistes ont besoin de cet allié pour gagner les élections dans les localités où le parti « écologique » jouit de l’appui d’une partie de l’électorat. Cependant, cette alliance met en même temps les partenaires dans une situation difficile, ce qu’on voit déjà dans le domaine de l’énergie nucléaire et du gaz de schiste.

* Texte original en polonais. Trad. EUROTRAD Wojciech Gilewski.

Special Reports / XXIe siècle. Le monde sans la gauche ?

Aujourd’hui, les mots ne veulent pas dire grand-chose

Guy Sorman Łukasz Pawłowski · 20 August 2013
Propos de Guy Sorman, philosophe et économiste, sur la gauche française, recueillis par Łukasz Pawłowski

Łukasz Pawłowski : Quel devrait être actuellement le rôle de la gauche en France et quelle devrait être la base idéologique de son programme – les revendications d’égalité, de justice, d’émancipation ?

Guy Sorman : Si la gauche avait aujourd’hui un programme cohérent, celui-ci devrait se baser sur les mots d’ordre de progrès technologique et de l’égalisation des chances. Cette définition traditionnelle des traits caractéristiques de la gauche ne coïncide pas cependant avec ce que la  gauche française représente maintenant. À vrai dire, nous avons affaire à une situation insolite, car une grande partie de la gauche rejette le progrès scientifique et technique et, s’agissant de nombreuses questions – comme, par exemple, la prospection de nouvelles sources d’énergie – elle opte pour le maintien du statu quo. Et, quant au mot d’ordre de l’égalité des chances, il y a une contradiction entre la philosophie de gauche et les intérêts de l’électorat de la gauche, c’est-à-dire les fonctionnaires d’État et autres salariés du secteur budgétaire. Théoriquement, la gauche soutient l’égalisation des chances, mais en réalisté, pour des raisons politiques, elle maintient les avantages des groupes déjà privilégiés. Le Parti socialiste prend activement la défense des fonctionnaires d’État, mais plus celle de jeunes chômeurs ou des représentants des minorités.

Quels sont les raisons de ce changement ? Traditionnellement, la gauche était toujours du côté des groupes sociaux défavoriés économiquement.

Il y en a plusieurs. Premièrement, la gauche française a toujours été partisane d’une définition du socialisme plutôt étroite, marxiste – encore au début de la présidence de Mitterand, elle se prononçait pour une nationalisation générale. Après 1989, lorsque le socialisme en Europe de l’Est s’est effondré définitivement, la gauche française a perdu ses bases théoriques. Jusqu’a aujourd’hui, elle demeure idéologiquement déboussolée pour n’avoir, à vrai dire, jamais su faire le choix entre la social-démocratie et le marxisme. On n’a pas réussi à construire un nouveau consensus.

Deuxièmement, la gauche fait partie intégrante de la classe politique et elle a  des intérêts politiques. Et, en France, tout parti politique se présentant aux élections doit combattre pour les voix des salariés du secteur budgétaire – c’est presqu’un tiers de tous les Français ! Un effet paradoxal de cet état de choses, c’est que l’électorat de la gauche française est aujourd’hui plutôt… conservateur.

Troisièmement, enfin : la gauche est devenue en quelque sorte victime de son propre succès. Les principales revendications de la gauche, avancés depuis la fin du XIXe et le début du XXe siècle – accès général à l’éducation, santé, allocations-chômage et nombre d’autres prestations sociales – ont été réalisées.

Mais depuis plusieurs années – comme le disent de nombreux économistes – nous traversons la pire des crises économiques depuis la Grande Dépression – beaucoup d’États sont au bord de la faillite, et les différences patrimoniales ne font que croître. Il semblerait qu’une telle situation pourrait mener à l’accroissement du soutien donné aux groupements de gauche, mais rien de tel n’est arrivé.

Bien que la crise économique ait commencé il y a presque cinq ans, nous ne savons toujours pas quelles en ont été les causes véritables. Est-ce là un échec du libre-échange, du système financier global, ou peut-être de l’État-providence ? Les avis sont partagés, ce qui fait qu’il n’y a pas non plus de solution universelle, généralement acceptée. Les deux parties de la scène politique sont d’avis qu’il ne faut faire rien de radical s’agissant de cette question.

Ce qui ne saurait étonner d’ailleurs car en France les effets de la crise ont touché principalement les jeunes, les chômeurs et les minorités. Habituellement, ces gens-là, ne prennent pas part aux élections, leurs problèmes ne sont donc pas pour la classe politique des stimuli les poussant à réagir.  Or le fonctionnaire français pouvait à vrai dire ne pas se rendre compte de la crise. L’État continue à embaucher de nouveaux agents, et les salaires augmentent, car grâce aux bas taux d’intérêt des obligations gouvernementales, la France peut emprunter de l’argent  à l’infini. La dette croît, mais personne ne s’en préoccupe. Au contraire de la Grèce ou de l’Italie, il n’y a pas de pression qui obligerait à entreprendre des actions radicales et à mettre de l’ordre dans les finances de l’État.

Vous avez dit que l’électorat de la gauche française était assez conservateur. Comment expliquer en ce cas-là le fait que le gouvernement force sur la réforme de mœurs, comme quand il donne aux couples homosexuels le droit de se marier ?

La réforme des mœurs, c’est tout ce qui est resté de la gauche. Si nous regardons les réalisations de François Hollande à ce jour, il va s’avérer que, mis à part la légalisation sur les mariages pour tous, il ne peut se vanter d’avoir à son compte une réforme essentielle quelconque. Cependant, il est bon de souligner que sur cette question non plus la gauche française n’a pas été unanime. La droite a connu une division semblable – les conservateurs ont protesté, mais les libertariens n’avaient rien contre les changements proposés.

Cette question, de même que les réactions à la crise financière, montrent que les différences entre les partis de gauche et de droite ne sont plus en France aussi essentielles qu’autrefois. Pensez-vous donc qu’il y ait toujours un sens à s’obstiner de distinguer la gauche et la droite ? 

La droite et la gauche ont beaucoup de traits communs, mais je pense que c’est bien. En France, encore jusque dans les années 80 encore, toutes les élections ressemblaient presque à une guerre civile – l’opposition entre les socialistes et les conservateurs était alors tellement forte que le pays semblait chaque fois frôler la révolution. Après 1983 et, a fortiori, après 1989, l’influence des socialistes radicaux et des conservateurs a diminué, un nouveau champ s’est ouvert à l’entente sur des questions comme les politiques de la santé, l’éducation généralisée, l’ouverture des frontières, l’appartenance à l’Union européenne, etc. Aujourd’hui, il n’y a que les représentants des groupements extrémistes qui s’opposent à ces revendications. Le rapprochement entre la gauche et la droite est quelque chose de bon et nous ne devrions pas nous souvenir avec nostalgie les temps où nous étions témoins de violentes confrontations idéologiques.

Mais, en démocratie, les citoyens devraient avoir la possibilité de choisir.

C’est entendu, et c’est pourquoi il faut trouver un équilibre entre les divisions politiques d’un côté, et la capacité de parvenir à un consensus de l’autre côté. Le problème, c’est que les mots ne veulent pas dire grand-chose – la gauche n’en est vraiment pas une, on ne sait pas non plus où se trouve la droite. Aucune de ces forces politiques n’a, à vrai dire, de base philosophique, ce qui en conséquence  ne permet guère d’approfondir le débat politique. Résultat, les choix politiques des Française revêtent avant tout un caractère négatif – on vote contre quelqu’un et non pas pour quelqu’un. Hollande est sorti gagnant au deuxième tour, parce que les gens ont voulu se défaire de Sarkozy et aux prochaines élections probablement les gens vont voter pour quelqu’un afin de se défaire de Hollande. En profitent les groupements extrémistes qui affirment qu’ils sont les seuls à offrir une alternative politique. Pourtant, cela ne vaut pas du tout exclusivement pour la France – c’est une situation courante en Europe.

Est-ce que les radicaux peuvent prendre le pouvoir de fait de l’inertie du courant politique dominant ? 

Je ne le pense pas. Les partis extrémistes font bonne figure dans les médias, ils remportent aussi des succès à des élections de peu d’importance. Mais le soutien dont jouissent les radicaux, c’est une sorte de protestation, et cela ne va pas beaucoup plus loin. Il y a une différence entre le bruit que ces groupements font et la volonté réelle des Français de les voir au gouvernement. À franchement parler, je ne sais pas s’ils le voudraient eux-mêmes. Leur rhétorique se prête à merveille à attirer l’attention des médias, n’empêche que leurs exigences sont complètement irréelles.

Cette interview est un suite du sujet de la semaine „XXIe siècle. Le monde sans la gauche?” publié dans le numéro 241 de „Kultura Liberalna”, ou nous avons discuté l’avenir de la gauche européenne et américaine.

Special Reports / Une ligne de faille dans le système mondial

Une ligne de faille dans le système mondial

Gilles Kepel · 2 July 2013
Deux ans et demi après le printemps arabe, Gilles Kepel, politologue français, s’exprime sur le conflit en Syrie, sur les contestations en Turquie et sur la situation au Proche-Orient. Propos recueillis par Jarosław Kuisz.

Jarosław Kuisz: Au commencement du printemps arabe vous avez déclaré dans une interview pour „Kultura Liberalna” qu’il n’était pas injustifiable de comparer ces événements à ce qui s’était passé en 1989 en Europe centrale et orientale. Cependant, dans les deux régions la boîte de Pandore a été ouverte dont les conséquences étaient et sont toujours difficiles à prévoir. Que peut-on dire des retombées des révolutions arabes aujourd’hui ? 

Gilles Kepel:  Durant les deux dernières années le printemps arabe a dépassé le cadre national et régional. C’est une sorte de ligne de faille dans le système mondial. Nous le ressentons tous. Peut-être lorsque quelque chose se passe-t-il en Tunisie, cela n’a pas d’incidence majeure sur le prix de l’essence à la pompe sur les bords de la Vistule ou ceux de la Loire. En revanche, si quelque chose survient au Bahreïn, en Iran, c’est tout à fait différent. Et l’enjeu majeur qui suscite le plus de préoccupations concerne la situation en Syrie. Ce pays joue un rôle capital dans la région, surtout pour la situation d’Israël, pour le conflit israélo-palestinien (ou israélo-arabe) et pour les prix du pétrole et du gaz.

Pourquoi la Syrie est-elle tellement importante ?

Parce que la Syrie gouvernée par Bachar al-Assad reste indispensable pour l’Iran. Elle constitue l’élément clé, l’élement le plus avancé du système de défense iranien. Le système en question s’appuie également sur le Hezbollah et sur le Hamas qui contrôle la Bande de Gaza. Avec la Syrie, le Hezbollah et le Hamas, l’Iran avait en fait trois frontières avec Israël. C’est ce qui lui a permis de réussir à l’emporter dans la guerre de 33 jours (2e guerre libanaise, conflit entre l’Etat d’Israël et le Hezbollah, organisation arabe schiite, ayant des bases dans le Sud-Liban, qui se déroulait entre le 12 juillet et le 14 septembre 2006 – note de la rédaction) malgré une immense supériorité militaire d’Israël. Ce qui lui permet aussi  – comme nous avons pu l’observer lors de l’enlèvement du caporal franco-israéien Gilad Shalif  –  un accès militaire direct en Israël et d’envoyer des missiles sur son territoire. Bref, pour l’Arabie saudite, le Qatar, Israël et l’Occident, faire tomber le régime de al-Assad signifierait affaiblir considérablement l’Iran. La comparaison qui s’y impose est celle de la situation en 1989 où l’Union soviétique se retirait de l’Afghanistan ce qui a entraîné par la suite la fin de l’Armée rouge et la chute du Mur de Berlin.

Si c’est le cas, pourquoi donc l’Occident ne s’est-il pas décidé à intervenir à main armée en Syrie comme il l’avait fait plus tôt en Libye ?

Premièrement, la Libye et Israël ne sont pas des pays voisins. Il était de bien plus facile d’intervenir lorsque cela ne concernait pas directement cet Etat. Deuxièmement, la Libye – en quelque sorte – ne se trouve pas dans l’espace de sécurité européen – et plus exactement celui de l’Union européenne. La Syrie et le reste du Proche-Orient font partie du système mondial. Il s’agit des enjeux trop gros pour les possibilités de l’UE. Troisièmement, autour de la Syrie s’affrontent deux coalitions assez étranges. Nous pouvons nommer la première soviéto-chiite. Elle comprend l’Iran et l’Iraq – et  il faut préciser que, curieusement, Bagdad sous la gouvernance de Nuri Al-Maliki est aujourd’hui le principal allié de Téhéran dans la région. C’est un paradoxe lorsque nous nous rappelons que c’est l’armée américaine qui, grâce à l’invasion de 2003, a permis à ce gouvernement d’être au pouvoir..


Effectivement, c’est une ironie du sort.

Ou bien la conséquence de la vision à court terme des néo-conservateurs. La révolution syrienne est probablement financée par les Etats du Golfe. Ce qui fait que les armes iraniennes qui vont en Syrie peuvent voler au-dessus de l’Iraq, même si, théoriquement, elles ne peuvent pas y aller par la voie terrestre. Revenons à l’Iran : tout récemment, le plus grand problème de al-Assad consistait à ne plus pouvoir envoyer les troupes sunnites au combat. Les sunnites forment la base de l’infanterie syrienne, mais on avait peur qu’elles désertent. C’est Ahmadinejad qui lui est venu au secours : sur le champ de bataille syrien sont entrées des milices du Hezbollah,  très nombreuses, très déterminées et très fanatisées, prêtes à mourir pour l’Iran.

Mais la Russie fait partie de la même coalition…

Oui, maintenir l’Iran indépendant et anti-israélien garantit au gouvernement de Moscou que l’Europe ne domine pas le Proche-Orient tout entier. La Syrie est tout ce qui reste du Levant arabe dans la zone des influences russes. Tartous est la dernière base de l’URSS sur le territoire de la Syrie. C’est également la capitale du pays des Alaouites dont al-Assad est originaire – et peut-être de l’Etat des Alaouites si la Syrie se désintègre. Tartous a gagné dernièrement en importance, car toute la partie Est de la Méditerranée est devenue la zone de la production du gaz. En tout cas, l’alliance soviéto-syrienne renforce extrêmement le régime de al-Assad qui n’a pas à se préoccuper des droits de l’homme, de l’opinion publique, et par là même peut se montrer assez efficace dans ses actions militaires. Entre la Russie et la Syrie il y a un pont aérien tout comme il en existe un entre la Syrie et l’Iran.

Vous avez mentionné deux coalitions s’affrontant autour de la Syrie. Vous avez qualifié la première de soviéto-chiite. Et la deuxième, alors ?

Je l’appellerais de manière plaisante la coalition salafiste-sioniste. Ce qui montre toutes les contradictions de la situation. Elle comprend et l’Arabie saudite, et le Qatar, donc les pays qui sont en conflit dans d’autres domaines, se disputant l’hégémonie dans le monde arabe sunnite. Le Qatar s’est laissé entraîner dans une politique probablement de démesure qui l’a conduit à soutenir les plus radicaux dans la révolution syrienne, et ce qui a multiplié les inimitiés dans les Etats voisins, riches eux aussi… La Turquie y est aussi un allié naturel. Elle s’est engagée à fond dans le soutien aux sunnites ce qui déstabilise par la suite la situation sur le Bosphore: les alaouites, donc les chiites, y font 25% de la population.

Est-ce que ce pourrait être l’explication des événements récents sur la place Taksim ?

Oui, dans une certaine mesure. Le troisième pont sur le Bosphore que vient d’inaugurer Recep Tayyip Erdoğan porte le nom du sultan Selim Ier le Terrible, qui est considéré comme le reponsable du plus grand massacre des alouites dans l’histoire – lors de la bataille sur les Pleines de Tchaldiran en 1514. Tout cela se passe lors d’une contestation armée des révolutionnaires contre un gouvernement alaouites en Syrie. Erdoğan et son ministre Ahmet Davutoğlu sont les auteurs de la stratégie « zéro problèmes avec les voisins ». Cependant comme on dit aujourd’hui à Stambul : « il y a toujours zéro problèmes, et beaucoup de zéros, et il y a un devant tous ces zéros ».

Et  la partie « sioniste » de cette coalition ?

Israël bombarde l’armée syrienne qui fournit les armes au Hezbollah, car le gouvernement de Tel-Aviv craint que le Hezbollah les utilise directement contre Israël. Ce qui voudrait dire qu’Israël se trouve dans le même camp que les salafistes radicaux. Ils cherchent à détruire Israël, mais en même temps ils bombardent l’armée syrienne.

Et parmi ces contradictions où se placent les pays européens, occidentaux ?

Par principe, ils soutiennent les changements démocratiques en Syrie, mais nous savons tous très bien qu’ils n’ont pas vraiment soutenu militairement l’armée syrienne libre, craignant que cette décision ne se retourne contre eux. Le précédent libyen fait réfléchir. La Libye d’aujourd’hui nous apparaît comme le synonyme de l’instabilité et de l’insécurité dans toute la région. Les événements au Mali suggèrent que le nouveau régime est pire que la gouvernance de Kadafi. Il serait alors difficile de convaincre l’opinion publique que le soutien de l’opposition syrienne soit une bonne idée. Lors du sommet du G8 qui s’est tenu il y a deux semaines  en Irlande du Nord  Vladimir Poutine – comme l’a fait Bassar al-Assad – a défini l’opposition syrienne comme terroriste. Il a beaucoup joué sur l’image du soldat syrien qui à Homs a éventré un soldat alaouite mort, lui a araché le foie et l’a mangé. Après un tel acte il devient donc difficile de convaincre les contribuables en France qu’ils soutiennent une intervention à Damas… Même si cette image est beaucoup plus complexe qu’il ne nous semble, en Europe où on dit que ce sont des cannibales… Il n’a pas mangé ce foie pour se nourrir, mais parce que dans la culture musulmane un tel geste renoue avec des croyances anciennes. Dans la bataille où  Mahomet a combattu le chef de La Mecque, Abu-Sufyan, est mort l’oncle du prophète, Hamza. L’épouse d’Abu Sufyan a fait ouvrir son ventre, lui a fait arracher le foie et y a mordu.

Et vous considérez qu’il faut interpréter cet incident en rapport à cette histoire ?

Oui, absolument. Pour les commentateurs de cet incident au Maroc où je me trouvais quand c’est arrivé, une telle explication s’imposait comme évidente. Nous ne connaissons pas la culture musulmane de l’intérieur. Mais dans la Bible, nous avons aussi des scènes de grande cruauté que nous comprenons aujourd’hui comme des allégories. Dans le monde musulman d’aujourd’hui, le salafisme ne met plus rien à distance. D’une façon ou d’une autre, ce foie mordu  a fait plus pour Bachar al-Assad que les centaines de tanks russes qui auraient été livrés en Syrie.