Jarosław Kuisz : En commentant le livre de Martha Nussbaum, „The New Religious Intolerance” (« La nouvelle intolérance religieuse »), vous avez reproché à l’auteure de faire peu de cas du problème de la violence à l’égard des femmes en interprétant d’une manière inadéquate les pratiques culturelles des musulmans en France. À votre avis, derrière l’accusation d’islamophobie de la France se cache l’incapacité de s’opposer à la discrimination des musulmanes ?
Alain Finkielkraut : Les tentatives, actuellement à la mode, pour mettre à égalité la violence pratiquée à l’égard des femmes dans la civilisation occidentale et l’assujettissement des femmes dans le monde musulman, sanctionné par la religion et la coutume culturelle, sont une évidente preuve d’ignorance et un mensonge éhonté.
Pourquoi ?
En raison de la place que les femmes occupent dans la société française, place qu’elles ont obtenue encore avant la Révolution. On ne peut pas décrire la sphère publique en France sans tenir compte du rôle des femmes. Elles sont présentes, leur beauté est célébrée, elles ne sont pas dissimulées. Elles ont un rôle central dans la vie sociale, elles procurent du charme au monde par leur coquetterie. Par contre, dans bien des sociétés musulmanes, la femme émancipée continue à être traitée comme une prostituée.
N’exagérez quand même pas !
Elles sont insultées, offensées, molestées. C’est leur vie quotidienne. La violence et la frustration sexuelle, c’est d’aujourd’hui la réalité des femmes dans les sociétés musulmanes. C’est pourquoi la comparer avec la réalité française est absolument insensé. Cela relève notamment d’une volonté universelle d’incriminer l’Occident et d’absoudre toutes les autres cultures.
Dans son livre, Martha Nussbaum prétend que la partialité pour son propre mode de vie, sa propre civilisation et la culture à laquelle on appartient, c’est l’archétype même d’une « faute morale ». C’est le cœur même de son argumentation. Autrement dit, vous êtes en France, mais la civilisation française n’a aucune espèce d’ascendant, de prévalence sur la culture des nouveaux arrivants. Il n’existe pas quelque chose comme une nation. Il n’existe pas quelque chose comme un mode de pensée, un style de vie, des références et des valeurs qui s’imposent à tous. Or, à mon avis, mettre à égalité toutes les communautés vivant dans un même espace est une atteinte à la culture du pays d’accueil. Cette utopie, imprégnée sans doute du mythe multikulti américain ne conduit pas à la paix, mais, au mieux, elle conduit au séparatisme culturel et, au pire, à la guerre civile.
Qui devrait faire déclencher cette guerre ?
Si cette guerre civile éclate, Nussbaum en imputera la responsabilité à ceux qui n’ont pas su assez gentiment accepter le voile islamique, la nourriture halal, le voile intégral. Et elle expliquera aussi que le voile intégral, à partir du moment où il est désiré par certaines femmes, n’est pas une violence qui leur aurait été faite et dont j’ai parlé. Et moi, je considère qu’interpréter les comportements culturels et religieux à partir de cette perspective est une erreur, voire une insulte, qui leur est faite. Permettre de porter la burqa, signifie accepter la souffrance des citoyennes françaises, enfreindre leurs droits.
Pourquoi ?
Car il suffit que la femme montre son visage pour susciter le désir de l’homme. La burqa – paradoxalement – transforme les femmes en objet sexuel. Et aucune femme n’accepte cette image dégradée d’elle-même. C’est pourquoi, lorsqu’une Française voit dans la rue une autre femme en burqa, elle est partagée entre la compassion pour cet emprisonnement, même s’il est volontaire, et la révolte contre l’image de femme qui lui est renvoyée. Il faut vivre dans les abstractions de la philosophie analytique pour ne pas le comprendre.
Le multiculturalisme ne fonctionne nulle part. Nous allons vers des sociétés qui se caractérisent par une violence croissante.
L’objectification des femmes, que vous attribuez aux musulmans, n’est pourtant pas une caractéristique exclusive de l’intégrisme religieux. Dans la culture de masse occidentale, nous pouvons facilement trouver bien des pratiques que l’on peut interpréter d’une manière similaire. Pour ne mentionner, par exemple, que le culte de la corporéité et la popularité de la chirurgie esthétique. La mode, elle aussi, fait naître une sorte de contrainte qui s’exerce sur les femmes — contrainte foncièrement laïque.
Oui, mais le contexte est complètement différent. En Afghanistan, les femmes en burqa, elles ne vont pas à l’école, elles sont exclues de la vie publique. Le vêtement a une tout autre valeur et signification sociales. Un transfert inconscient d’un tel modèle en France serait-il donc une preuve de tolérance ? En Europe, la burqa est devenue le symbole d’un système de relégation des femmes à un niveau inférieur.
Nussbaum affirme cependant que la politique culturelle française est anachronique et que la changer améliorerait la sécurité publique. Plus d’une fois déjà, la France a connu d’importants troubles et des émeutes du fait de jeunes de familles immigrées.
Mais on s’en fout de la sécurité ! Cette conception, à savoir l’idée d’une soi-disant universalisation, a été créée artificiellement, détachée de tout contexte local. Le voile prive la femme de son visage. La dissimulation du visage est pour nous une insulte à l’humanité. Et la déshumanisation ne peut pas devenir la base de l’ordre social ! Le modèle d’une société multiculturelle — à l’américaine ou à la française — ne fonctionne nulle part. Nous allons vers des sociétés de plus en plus violentes. Une partie de l’islam, une partie seulement, a déclaré la guerre à l’Europe, aux valeurs européennes et à la civilisation européenne. Voilà la réalité d’aujourd’hui. Et donc, se dissimuler cette réalité en disant qu’on va faire preuve de l’impartialité absolue et stigmatiser la xénophobie, c’est totalement ridicule.
Selon les auteurs comme Nussbaum, l’acculturation se doit cependant d’être un processus d’adaptation mutuelle. Ce qui fait que, nous aussi, nous devrions nous adapter aux musulmans et non seulement leur apprendre qui sont les Européens. Au cas contraire, nous allons faire aboutir à une radicalisation encore plus accrue des attitudes des croyants islamistes même modérés.
C’est la France qui est le pays d’accueil pour les migrants, et ce sont les hôtes qui doivent s’adapter aux coutumes locales. Il en est peut-être autrement en Amérique, mais chez nous les principes sont clairs. C’est à l’autre de s’adapter à nous, et non pas à nous de nous adapter à eux. Ce processus ne veut nullement dire perdre sa propre identité. Nous ne demandons pas aux musulmans d’abjurer leur foi, de se convertir à la laïcité. Ils peuvent se faire construire des mosquées et des lieux de prière, on en construit bien davantage que d’églises ou que de synagogues aujourd’hui. Et remarquez aussi qu’il y a une nette asymétrie – dans les pays arabes, on construit très rarement des églises. Il y a donc une place pour l’islam en Europe, bien plus grande que pour la chrétienté ou le judaïsme au Proche-Orient ou dans les pays du Maghreb. Mais, c’est aux musulmans qui arrivent en France de s’adapter à la civilisation française. S’ils n’aiment pas la civilisation française, qu’ils aillent ailleurs. La France, ce n’est pas seulement un pays, c’est aussi une magnifique culture. Elle a une belle langue, une belle littérature, des paysages exceptionnels – tout ce qu’elle offre est unique. L’acceptation de cette proposition doit cependant être liée avec la nécessité de se soumettre à ses lois. La République peut aujourd’hui demander aux musulmans ce qu’elle attendait, il y a des années de cela, des catholiques.
Dans beaucoup de sociétés musulmanes, les femmes émancipées continuent à être traitées comme des prostituées. La violence et la frustration sexuelle, c’est leur quotidien.
Si je vous comprends bien, vous refusez totalement le modèle d’une adaptation culturelle mutuelle ?
Des concessions faites aux musulmans constitueraient un précédent inutile dans l’histoire de la France. Ce sont les autorités du pays qui détiennent le monopole de l’exercice de la coercition légitime – l’usurpation de ce droit, une coercition exercée par des musulmans sur des musulmans, est une violation flagrante de l’ordre constitutionnel. La France ne demande pas, d’ailleurs, d’abjurer l’islam, mais que l’islam exerce un moindre contrôle de la vie de ses croyants. À vrai dire, je ne crois pas du tout que ce soit là une exigence exorbitante. Vous savez bien qu’en islam l’apostasie est punie de mort. Et la République ne peut pas accepter ça. Un musulman a le droit de se convertir à une autre religion. L’acceptation des principes républicains ne prive pas les croyants de l’islam de leur liberté, mais elle en accroît la portée — ce qui ne porte pas atteinte à la raison d’État.
La seconde génération d’immigrés — donc des personnes qui sont nées en France — manifeste déjà d’autres aspirations. Elle ne croit pas à l’image de la France en tant que « pays de cocagne » et, en définitive, elle cesse de voir le bien-fondé de l’adaptation.
Raison de plus de leur fixer les règles du jeu dès le départ. Et de sanctionner très durement toute infraction aux règles du jeu. Sinon, la France va devenir une terre de djihadisme diffus. Céder une fois, accepter l’islamisation des quartiers à prédominance musulmane serait une erreur fatale. Imaginez la situation : on autorise les voiles islamiques à l’école, ensuite on changera le programme d’enseignement. On en éliminera des éléments qui « pourraient froisser » les élèves — soit, par exemple, l’époque des cathédrales, et peut-être même le Moyen Âge chrétien tout entier. De fil en aiguille, qu’est-ce qui va rester d’un tel modèle d’éducation ? Rien ! On ne peut pas, au nom de l’adaptation, se soumettre soi-même à l’assujettissement !
L’action des institutions assurant la socialisation — école, famille — soutenue par l’emprise de la religion n’est pas aussi évidente que vous le dites. Selon les résultats de recherches réalisées aux États-Unis, il y a bien plus de violence domestique au sein des familles américaines « traditionnelles » que dans les familles musulmanes.
Les sociologues manipulent les chiffres au nom de la correction politique. L’islam ne doit pas être mis en question.
Même en France ?
Mais bien sûr. Ce discours est totalement imbécile et scandaleux. Même si l’on est d’accord pour dire que le modèle de l’éducation française est en crise, cela ne veut pas dire que nous devons nous prosterner devant ceux qui veulent lui donner le coup de grâce. La réforme ne peut pas signifier la subordination de l’institution à la loi du plus fort ou du plus nombreux. C’est de la lâcheté, c’est tout, lorsqu’on s’affuble de belles parures de morale, d’ouverture à autrui et d’antiracisme. Je m’oppose fermement à de telles tentatives. Et je le dis encore une fois : en France, il n’y a pas de place pour le multiculturalisme. Il y a l’ascendant de la culture d’origine que nous avons l’obligation de préserver et de transmettre. La France a choisi le modèle républicain.
Tout comme je n’accepte pas le racisme, de même je ne crois pas au multiculturalisme. Je veux une hospitalité authentique, mais réflexive et autocritique.
Et vous ne craignez pas que — en l’absence de changement de la politique à l’égard des immigrés — on assiste au retour de la situation d’il y a dix ans ? En 2005, il y a eu des émeutes à Paris, Nantes, Rennes, Rouen, Lille, Toulouse et Lyon.
Mais les émeutes ne sont pas dues à ça. Bien au contraire. Plus on cédera, plus il y aura des émeutes. C’est un cri de haine à l’encontre d’une civilisation dont on veut des avantages et à laquelle on a déjà un peu goûté. La paix ne peut être assurée qu’à partir du moment où c’est la majorité qui décide de la forme de l’œcuménisme social. Il est nécessaire d’avoir un minimum d’homogénéité pour pouvoir assurer le vivre ensemble.
Dans un ouvrage, publié l’année dernière et qui a connu un grand succès en France, « L’identité malheureuse », vous vous érigez en critique du concept de cosmopolitisme. En partant des thèses de votre livre, comment évaluer la victoire électorale du Front national le 25 mai aux élections européennes ?
Eh bien, les Français ont toujours aspiré à avoir des partis dotés d’une identité idéologique bien définie. Je ne diaboliserai jamais les électeurs du Front national. Je comprends leurs réflexes, mais je vois les raisons du succès du Front bien ailleurs. La laïcité, l’intégration, l’assimilation, ce sont de grands thèmes du centre et de la gauche. Et ce sont surtout leurs hommes politiques qui devraient se prononcer là-dessus, mais ils ont, malheureusement, cédé la place à la concurrence. La France a quand même quelque chose à offrir et de grandes forces républicaines devraient le rappeler. Ce que Martha Nussbaum considérerait comme une certaine forme de domination est, à vrai dire, un don. Mais c’est aussi un défi — auquel le parti de Marine Le Pen n’arrive pas bien à faire face. Je n’accepte pas le racisme qui transparaît dans ses interventions de la même manière que je ne crois pas au multiculturalisme. Je veux une hospitalité authentique et très réelle, réflexive et autocritique. Et c’est la raison pour laquelle je n’ai pas voté Front national.
Et croyez-vous que la civilisation française est, en règle générale, portée à l’autocritique?
Mais elle se critique depuis toujours ! C’est une dimension essentielle de la civilisation européenne, et aussi la clef qui permet de comprendre l’identité des Européens. Un scepticisme sain, c’est très exactement d’ailleurs ce qui nous distingue des musulmans. Mais cette capacité d’autocritique ne devrait tout de même pas — comme le disait Octavio Paz — basculer non plus dans le masochisme moralisateur que je trouve dans les livres de Martha Nussbaum. Accepter ce diagnostic signifierait demeurer en crise et, sans doute, l’aggraver. Aujourd’hui, cela vaut la peine de reposer certaines questions : Va-t-on vers un affrontement civilisationnel ou bien peut-on éviter cet affrontement entre civilisations ? Les musulmans seront-ils d’accord pour s’approprier des principes européens ou est-ce plutôt la haine qui va l’emporter ?
Regardez ce que devient aujourd’hui la mémoire de l’holocauste. Le projet européen de paix était fondé sur la conscience d’une histoire douloureuse. Actuellement, les Juifs ne sont plus tout à fait en sécurité sur la terre du Vieux Monde. Ce n’est pas le vieil antisémitisme européen qui est en cause, mais un nouveau genre d’antisémitisme. Ses manifestations, ce sont l’attentat du Musée Juif de Bruxelles, d’il y a deux mois, ou celui de l’école de Toulouse, en mars 2012. Qu’est-ce qu’on fait pour l’éviter ? Qu’est-ce qu’on fait vis-à-vis de ça ? Comment prévient-on de tels actes ? C’est le problème qui se pose à l’Europe et qu’elle doit résoudre sans tarder. Je ne vois aucun problème qui mériterait de se mobiliser de façon plus urgente.
Néanmoins, il est difficile d’imaginer une telle mobilisation alors que des partis d’extrême droite prennent le pouvoir dans tant de pays d’Europe.
Il n’est pas aisé de trouver la cause du succès de ces partis. Il en est peut-être ainsi parce que les Européens veulent rester Européens, réanimer leur identité continentale. C’est une grande bizarrerie, n’est-ce pas ? Et peut-être aussi parce qu’ils veulent un peu plus de démocratie ? Il ne s’agit pas du tout là de « fuir la liberté », d’une renaissance du fascisme. Les gens qui votent Front national veulent tout simplement un peu de souveraineté qu’ils trouvent, par exemple, dans le contrôle des vagues migratoires. Ils pensent que l’Europe est rongée par une bureaucratie inefficace, que le continent a cessé de croire à la puissance de la modernisation. Ils n’ont pas de sentiment de sécurité. Ils ne veulent plus vivre dans le flux, ils veulent habiter une terre. Nous sommes tous des créatures terrestres, et à Bruxelles on veut nous offrir — comme le disait Zygmunt Baumann — une « vie liquide » faite d’indétermination, de fluidité généralisée. Les gens préfèrent du concret !