Mesdames,
Messieurs,
églises désertées, mariages civils, actes d’apostasie en masse – il y a quelques années encore prédominait la conviction que la sécularisation de l’Occident était inévitable. Aujourd’hui, personne n’oserait plus avancer une telle thèse sans de sérieuses réserves. On entend partout parler du retour du religieux. Les tensions liées à ce qu’on appelle « l’affaire du professeur Chazan» [1] ou la querelle au sujet du spectacle « Golgota Picnic »2 s`inscrivent donc dans une perspective plus vaste. En Europe de l’Est et de l’Ouest, les craintes prennent cependant une allure différente.
Dans les pays situés à l’ouest de la Pologne, les conflits concernent souvent les symboles de l’Église catholique dans l’espace public. La présence de l’islam suscite néanmoins des inquiétudes encore plus grandes. En 2009, c’est par référendum que Suisses ont décidé de l’interdiction de construction des minarets. Mais c’est le mot « burqa » qui sème une véritable terreur. Les visages féminins voilés dans l’espace public ont été considérés comme la preuve définitive de la violation du principe de laïcité. La France s’est mise à harceler les femmes voilées intégralement en les soumettant à des amendes. Si nous rappelons, en outre, qu’il y a quelques années on a claironné la défaite politique du multikulti, il est bon de se poser la question de savoir où va le Vieux Continent.
Dans l’UE, le nombre des immigrés du monde entier monte en flèche. La Pologne est touchée par ce problème d’une façon particulière : indépendamment de l’idée de la « libre circulation des gens » dans le cadre des pays de l’UE, les Polonais sont souvent traités avec une inimitié semblable à celle vécue par les immigrés des pays tiers – par exemple – des pays arabes. Dernièrement, Jack Straw, un homme politique de tout premier plan dans le gouvernement britannique des années 1997-2010, a reconnu que l’on avait mal évalué le nombre des nouveaux venus de nouveaux pays membres de l’UE, ce qui fait que toute la politique de l’immigration était basée sur de fausses prémisses. Bref, Straw a demandé pardon pour la décision sur l’entière ouverture des frontières britanniques dont ont bénéficié de nombreux Polonais en quête de l’emploi. Si telle est l’évaluation du passé, il n’y a pas de raison de porter un regard optimiste sur l’avenir.
Dans ce contexte de fiasco du multikulti, n’y aurait-il que les recettes de l’extrême droite ? Nombreux sont les responsables politiques qui semblent le croire. Or, Martha Nussbaum, éminente philosophe de la Faculté du droit de l’Université de Chicago, assure que la politique européenne d’immigration mène à une grande catastrophe. Elle considère que la querelle de la burqa focalise, telle une loupe, toute son injustice. L’Europe occidentale ne devrait pas s’occuper d’une poignée de femmes à visages voilés pour défendre le modèle de la laïcité car toute cette politique ne trouve aucune justification raisonnable. Dans son entretien avec „Kultura Liberalna”, Martha Nussbaum raconte comment, à son avis, se présente la solution de ce problème. Et elle souligne : si nous voulons vraiment améliorer notre sécurité, faisons-le plutôt moyennant l’inclusion des musulmans dans notre société et non point en les refoulant à sa marge sous prétexte de slogans de défense de la laïcité.
Ce à quoi s’oppose avec véhémence, Alain Finkielkraut, célèbre philosophe de Paris, qui est prêt à défendre de façon déterminée la culture française contre les idées américaines et l’immigration. Dans son entretien avec „Kultura Liberalna”, cet intellectuel très connu explique pourquoi, à son avis, non seulement on ne peut pas interdire la défense de la laïcité mais il faut l’assurer avec encore plus d’audace.
Il est notoire que la justice lui a indirectement donné raison. Il y a une quinzaine de jours à peine, la Cour européenne des droits de l’homme a décidé que les dispositions françaises interdisant le port de la burqa dans l’espace public ne pouvaient pas être considérées comme une violation des droits de l’homme. Elles peuvent donc continuer à rester en vigueur, malgré la plainte déposée par une jeune femme de France.
Comment cela se fait-il que les droits des femmes font l’objet d’aussi vives querelles de part et d’autre du Vieux Continent ? Avons-nous affaire ici à un « retour de la religion » à plus grande échelle ?
Sous peu, nous allons publier la suite de cette discussion comportant les entretiens réalisés avec Oliver Roy (ce sera la première interview donnée à un périodique polonais/ de ce spécialiste de l’Islam au CNRS actuellement à l’Institut Européen Universitaire de Florence/), Charles Taylor et Ivan Krastev.
Bonne lecture,
Jarosław Kuisz
[1] Un chef de clinique qui a mis en avant ses convictions religieuses personnelles pour refuser d’orienter une femme qui devait avorter pour raisons médicales vers un service acceptant l’opération, et ce, au mépris de l’obligation légale qui contraint tout praticien en Pologne.
[2] Cette pièce de théâtre de l’argentin Rodrigo Garcia avait été joué sans heurts dans plusieurs pays mais avait provoqué des manifestations et contre-manifestations en France en fin 2011. En Pologne, la pièce n’a pu être jouée. Des mouvements catholiques traditionnalistes et nationalistes ont obtenu, en juin 2014, que la pièce ne soit finalement pas programmée à Poznań.
Le Sujet de la semaine a été réalisé en coopération avec le Centre de civilisation française et d’études francophones de l’Université de Varsovie qui a pour mission de favoriser les échanges intellectuels entre la France et la Pologne.
Rédaction :
Auteur de la conception du Sujet de la semaine : Jarosław Kuisz
Coopération : Łukasz Pawłowski, Błażej Popławski, Piotr Dudek, Justyna Karpińska Katarzyna Mierzejewska, Michalina Seliga, Aneta Bassa, Paul Gradvohl
Auteure des illustrations : Magdalena Marcinkowska [pl-pl.facebook.com/magdalenowo]